Le projet «Connected Histories of the BBC» à l’Université du Sussex
La BBC fêtera ses cent ans en 2022. Ce jubilé a nourri l’idée d’un vaste projet historique qui a l’originalité de s’appuyer d’une part sur une démarche d’histoire orale et d’intégrer d’autre part les nouvelles potentialités d’indexation et de mise en récit offertes par les Humanités Numériques. Rencontre à Brighton avec deux membres du projet, le Professeur David Hendy et le Dr Alban Webb.
Par François Vallotton, janvier 2019
Le projet «Connected Histories of the BBC» a été lancé en 2016 et doit courir sur 5 ans jusqu’à la fin de 2021. Il a pour principal objectif de contribuer à valoriser le gisement documentaire exceptionnel constitué par environ 700 enregistrements réalisés par la BBC sur l’expérience professionnelle de ses propres collaborateurs. La BBC a en effet entrepris d’interviewer dès les années 1970 plusieurs des personnes qui ont contribué au développement de la société, tant au niveau de la conception que de la production des émissions. Un matériel impressionnant qui restait jusqu’alors invisible et inaccessible.
Basé au Sussex Humanities Lab de l’Université de Sussex, le projet entend mobiliser les nouvelles techniques numériques afin de proposer un accès facilité aux documents tout en offrant des liens avec d’autres ressources documentaires. L’équipe du Professeur David Hendy travaille ainsi étroitement avec d’autres partenaires – le Science Museum Group, mais aussi le Mass Observation Archive ou encore le British Entertainment History Project –, détenteurs de témoignages complémentaires sur l’histoire de la BBC et du monde culturel britannique.
Comme nous l’explique Alban Webb, chargé de recherche du projet, l’idée est de numériser ces documents mais aussi d’enrichir les métadonnées qui leur sont liées. L’historien spécialiste de la BBC ajoute qu’il s’agit également d’aménager des possibilités de consultation compatibles aussi bien avec les exigences des chercheurs que d’un plus large public. Parallèlement à ce vaste catalogue, l’équipe entend produire une série de 25 nouveaux entretiens avec des figures quelque peu négligées dans le matériel existant : ces personnalités évoqueront l’ensemble de leur parcours biographique et professionnel afin de relier au mieux l’histoire de la BBC avec un contexte social et culturel plus large.
Une partie du travail de l’équipe est déjà visible sur le site de la BBC «100 Voices that Made the BBC». Une série d’éclairages thématiques propose autant de clés d’entrée dans cette masse impressionnante de témoignages. Ces ouvertures concernent aussi bien la couverture des élections au sein de la Beeb, les débuts de la télévision, le lancement de Radio 1, le rôle international de la BBC ou l’activité des différentes collaboratrices. Point original et qui souligne la dimension participative du projet, chaque internaute est invité à partager en ligne comment il ou elle a vécu les programmes et événements concernés. La démarche d’histoire orale intègre ainsi les pratiques de consommation et la question de la réception des auditeurs et téléspectateurs.
Enfin, la dernière étape du projet sera la publication d’un livre sous la direction de David Hendy, en 2022, qui retracera de manière synthétique les cent ans d’existence de cette institution du paysage médiatique britannique. Nous lui avons posé quelques questions sur la spécificité et les objectifs de ce fascinant chantier :
François Vallotton : Peux-tu rappeler brièvement comment est né ce projet et dans quelles circonstances l’Université de Sussex a été amenée à le piloter ?
David Hendy : Le projet est le fruit d’une conversation avec Robert Seatter, responsable de l’unité historique à la BBC, et la personne en charge de l’histoire propre de l’institution. Nous assistions à une manifestation publique de la British Library en 2013 liée à une série documentaire que j’avais écrite et présentée peu de temps auparavant sur Radio 4 de la BBC. Il y avait aussi beaucoup de mes collègues de l’Université du Sussex – des gens comme Michael Bull, qui étudie le son, Kate Lacey, une autre historienne des médias, et Margaretta Jolly, qui dirige le Centre for Life History and Life Writing Research. Robert a été frappé par l’étendue et la profondeur de l’expertise que nous avions à l’Université, particulièrement en histoire orale et en histoire de la radiodiffusion, et il s’est demandé si nous pourrions l’aider à réaliser un projet qui lui tenait à cœur depuis longtemps. Il voulait trouver un moyen de mettre à disposition, des chercheurs universitaires comme du grand public, et de valoriser l’extraordinaire collection d’interviews collectées par la BBC. Il s’agissait en l’occurrence d’un petit trésor de la BBC mais qui, à ce moment-là, était en grande partie verrouillé : les chercheurs universitaires ne pouvaient pas accéder aux enregistrements ou à leurs transcriptions, à moins d’avoir le privilège d’être des historiens «officiels» de la Société. Seatter savait qu’il serait assez aisé pour la BBC de numériser ces enregistrements et de les mettre simplement en ligne. Mais cela n’était pas suffisant : ce matériel nécessitait des explications, un contexte, une sorte d’arrangement thématique. C’est à ce moment qu’une expertise académique externe, réalisée par nos soins, s’est imposée. Afin de développer une stratégie pour rendre publiques les interviews d’histoire orale de manière à ce qu’une nouvelle écriture, plus complète, de l’histoire de la BBC puisse être envisagée.
En quelques mois, l’Université du Sussex m’a accordé un financement de démarrage, ce qui m’a permis d’engager Alban Webb, à titre de chargé de recherche, afin que nous puissions mieux évaluer la nature de la collection et développer un site Web «pilote» qui en présenterait certains aspects. Cela nous a menés jusqu’en 2014. Après cela, nous avons pris le temps de recruter une équipe plus importante – avec Alban toujours au centre – et un plan de route détaillé, qui nous associerait non seulement avec la BBC, mais aussi avec le Science Museum, le Mass Observation, et le British Entertainment History Project (un projet d’histoire orale comprenant des interviews de professionnels de la radio, de la télévision et du cinéma). À peu près à la même époque, l’Université du Sussex lançait le «Sussex Humanities Lab». Cela nous a donné l’occasion d’élaborer un plan d’action plus attractif qui impliquait une utilisation expérimentale et exploratoire des plateformes et outils numériques. Pour aller vite, nous avons présenté une demande à l’Arts and Humanities Research Council, et nous avons obtenu tout l’argent que nous avions demandé – près de 800 000 £ –, ce qui doit nous permettre d’explorer les archives de la BBC, de les relier à d’autres ressources et de trouver des moyens novateurs de les rendre accessibles aux chercheurs et au public du monde entier – le tout à l’occasion du centenaire de la BBC en 2022.
FV : L’histoire de la BBC semble bien balisée avec l’histoire monumentale d’Asa Briggs, à laquelle s’est ajouté un 6ème volume «Pinkoes and Traitors : The BBC and the Nation, 1974-1987» publié par Jane Seaton en 2015. Que pouvons-nous apprendre de nouveau en recourant à l’histoire orale ?
DH : L’histoire orale ne nous donne pas souvent le genre de révélations factuelles que l’on peut tirer des archives écrites. Mais elle révèle généralement beaucoup sur l’enjeu central d’une question parmi tous ceux potentiellement impliqués à l’époque, en soulignant comment les gens réagissaient émotionnellement aux événements, aux situations et aux collègues avec qui ils travaillaient. Elle donne une indication de l’intensité des perceptions individuelles, et un indice pour comprendre pourquoi certaines choses ressortent plus dans la mémoire que d’autres. Ce dont les gens choisissent de se souvenir et de parler – et comment ils choisissent d’en parler – est très suggestif. Jean Seaton a dit un jour que l’histoire orale «anime» la preuve écrite, elle lui donne vie. Je suis d’accord. J’ajouterais seulement que cela nous rappelle que la radio et la télévision, à travers notamment les politiques, les formats, les structures et les pratiques, sont aussi une chose intensément humaine. Les programmes et les idées qui les sous-tendent sont «d’origine humaine» : les gens les ont mis en œuvre pour des raisons qui ne sont pas toujours rationnelles, mais pour des motifs souvent assez aléatoires ou très personnels.
Bien sûr, Asa Briggs et Jean Seaton ont tous deux utilisé l’histoire orale de la BBC. Mais compte tenu de l’ampleur des archives et de leur difficulté d’utilisation, leur recours à ces documents était nécessairement sélectif. Une chose que nous essayons maintenant de faire est de créer un catalogue permettant d’interroger TOUTES les interviews. Nous espérons donc que ceux-ci deviendront plus que la somme de leurs parties, que des modèles, des réseaux et des connexions pourront être révélés, en considérant ceci comme une collection unifiée, et non comme un simple ensemble de preuves disparate.
FV : Au cœur du projet se trouve également la notion d‘«histoire connectée», un terme qui a connu un certain succès dans l’histoire des médias ces dernières années. Comment ce terme doit-il être interprété dans ce projet ?
DH : Je ne veux pas être trop présomptueux. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de vraiment révolutionnaire de notre part. Mais nous nous sentons comme faisant partie d’un trend qui prend de plus en plus d’ampleur. Ou plutôt un ensemble de tendances. La dimension «connectée» doit se comprendre de trois façons.
Tout d’abord, il y a les interviews d’histoire orale de la BBC qui ont pu être reliées les unes aux autres pour la première fois dans le cadre de ce projet – ce qui permet de multiplier les angles d’exploration en ajoutant une couche enrichie de métadonnées et en appliquant de nouveaux outils numériques pour la recherche et la visualisation des données. Deuxièmement, cette collection d’histoire orale de la BBC dans son ensemble est reliée à d’autres documents historiques pertinents, qui contribueront à lui conférer un contexte : documents écrits, archives de programmes, catalogues d’objets dans les musées, etc. Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, on veut ajouter une couleur «connectée» aux récits historiques qui pourraient émerger de ce travail. L’historien des médias James Curran s’est un jour plaint du fait que l’histoire des médias était trop «centrée sur les médias» et trop focalisée sur l’un ou l’autre medium. Nous voulons répondre à cela, montrer une voie à suivre. Ce qui est fascinant à propos de la BBC, c’est que plus on creuse dans son histoire, plus «l’histoire de la télévision» devient inséparable de «l’histoire de la radio», et plus on doit resituer l’histoire de l’audiovisuel dans l’histoire plus large de la politique, de la culture et de la société. J’irais plus loin et je dirais que nous devons également utiliser toutes sortes de connexions pour révéler la BBC en tant que diffuseur mondial qui n’était pas simplement un «émetteur» pour le monde – de programmes et de valeurs – mais un diffuseur mondial influencé par le monde. L’«entangled history» et la pensée postcoloniale soulignent la nécessité de regarder la BBC depuis l’étranger, et pas seulement dans la perspective de l’étranger, définie par la BBC à Londres.
FV : Un tel projet est un défi scientifique mais aussi un casse-tête technique, juridique et – on peut l’imaginer – diplomatique. Peux-tu citer quelques-unes de ces difficultés ? Dans quelle mesure jouissez-vous d’une totale liberté vis-à-vis de la BBC ?
DH : Eh bien, nous ne pourrions pas réaliser ce projet sans l’autorisation de la BBC. Et le fait qu’ils le fassent est remarquable en soi. Nous ne travaillons pas sur des émissions diffusées, mais sur des interviews, dans le cadre d’une démarche d’histoire orale, qui n’ont jamais été conçus à l’origine comme étant destinés à un usage public. Ainsi, bien que la BBC aborde cette question avec un véritable esprit d’ouverture au public et qu’elle nous soutienne de toutes sortes de manières – notamment en numérisant le matériel et en fournissant une plateforme pour notre série de pages Web «100 voix qui ont fait la BBC» –, nous devons également prendre en compte les inquiétudes de la BBC : celle-ci doit préserver sa réputation, afin de ne pas divulguer du matériel qui pourrait être sorti de son contexte et utilisé contre elle par ceux qui le souhaiteraient ; dans un monde plus commercial, elle doit aussi s’assurer qu’elle ne met pas à disposition du matériel qui pourrait être exploité par d’autres biais.
En tant que chercheurs universitaires, nous avons le désir naturel de mettre le plus de matériel possible dans le domaine public et cela très rapidement, ce qui constitue au demeurant une démarche scientifique parfaitement légitime. Mais en tant que chevilles ouvrières du projet, nous devons aussi comprendre les besoins et les inquiétudes de nos partenaires. Et en tant que principal partenaire de notre projet, nous devons nous rappeler que la BBC est une institution qui n’échappe jamais à l’attention du public et qui est toujours vulnérable aux attaques. Cela signifie que nous devons travailler avec la BBC pour nous assurer que nous disposons d’un système nous permettant de vérifier que le matériel que nous traitons ne trahit aucun élément confidentiel, avant qu’il ne soit publié notamment. Nous devons également veiller à ce que le matériel soit placé dans un contexte explicatif approprié, de sorte que, par exemple, le langage utilisé lors d’une interview ou les idées exprimées soient expliquées de manière complète et précise comme étant façonnés par les valeurs politiques et sociales de l’époque dans laquelle ils ont été enregistrées. Cela dit, il n’y a jamais eu encore de cas où la BBC nous a demandé d’occulter tel ou tel aspect sur notre site Web. Bien au contraire, lorsque la recherche historique met en lumière certains échecs dans le passé, la BBC nous a encouragés à être suffisamment critiques dans les récits que nous écrivons à partir de l’histoire orale. Il y a aussi, comme tu l’évoques, toute une série de défis techniques, peut-être trop complexes pour être abordés de manière synthétique ici. Mais ils tournent tous généralement autour de ce que nous pourrions appeler le «désordre» du matériel analogique original : métadonnées manquantes, doublons, discordances entre les transcriptions et les enregistrements, dates erronées, et ainsi de suite. Je soupçonne qu’ils sont communs à la plupart des projets numériques à grande échelle en sciences humaines. Mais nous sommes confiants qu’avec l’éventail d’expertise que nous avons rassemblé pour le projet, nous pouvons y faire face, même si cela prend quelques années !