Enseigner avec l’image en mouvement
A l’occasion des 75 ans de l’association Learning on Screen, un colloque s’est tenu à Londres les 23 et 24 novembre 2018 consacré au film et à la télévision éducatifs ainsi qu’à l’histoire des pratiques pédagogiques liées à l’écran. C’est l’occasion de revenir sur l’histoire de cette société créée au lendemain de la Seconde guerre mondiale et sur une thématique encore négligée, tout particulièrement en ce qui concerne la télévision.
Par François Vallotton, décembre 2018
Learning on Screen est une initiative remarquable à plusieurs titres. Originellement créée sous le nom de British Universities Film Council en février 1948 (British Universities Film and Video Council depuis 1983), elle est l’initiative d’un groupe d’enseignants universitaires précurseurs dans le recours aux sources filmiques dans l’enseignement et la recherche. S’il est à l’époque relativement courant de trouver des projecteurs 16mm dans les écoles, avec parfois quelque embryon de «médiathèques» pour les conserver, un matériel pédagogique approprié à l’enseignement supérieur fait totalement défaut. Qui plus est, toute personne intéressée à ce nouveau type de ressources est alors confrontée à la difficulté de trouver le bon équipement de projection et l’information pertinente pour une intégration idoine de ce matériel dans l’enseignement.
L’Association va ainsi développer ses activités autour de trois axes : la diffusion de l’information ayant trait à l’utilisation du film dans l’enseignement académique, la distribution de ces supports et la production de contenus adaptés aux besoins des universités. Financé à l’origine par ses membres et une contribution du British Film Institute, le BUFVC s’institutionnalise progressivement. En 1969, la création de l’Open University, une université à distance créée par le gouvernement travailliste d’Harold Wilson, contribue, par sa collaboration étroite avec la BBC, à intensifier la réflexion sur l’apport pédagogique des sources audiovisuelles. En 1983, le BUFVC dispose de ses propres locaux et sera dès lors financé via le Département de l’éducation et de la science ; il prend le nom de Learning on Screen en 2016.
Parmi ses services figure notamment de nombreux catalogues et autres ouvrages de référence recensant les collections filmiques et télévisuelles sur l’ensemble du Royaume-Uni. On soulignera principalement le lancement en 2001 du TRILT (Television and Radio Index for Learning and Teaching) qui constitue aujourd’hui une base de données en ligne riche de plus de 30 millions d’émissions télévision et radio diffusées sur les chaînes britanniques : la base comprend des métadonnées très complètes qui autorisent des recherches très pointues et cela sur un large spectre. Parallèlement, le BUFVC a mis en place dès 1992 un service permettant à tout chercheur d’obtenir une copie d’une émission. Ce service, intitulé BoB (Box of Broadcasts) est depuis 2008 online et permet à tout enseignant britannique – malheureusement pour nous autres continentaux ! – d’avoir accès directement à un nombre d’émissions considérable, susceptibles d’être intégrés dans l’enseignement comme dans la recherche.
C’est donc autour des 75 ans de cette expérience aussi atypique que pionnière qu’a été organisé le colloque de la fin novembre à l’Université de Londres intitulé «Lights, Camera, Learning. Teaching with the Moving Image». Il s’agissait de réfléchir, via un retour sur l’histoire de Learning of Screen, aux enjeux scientifiques, méthodologiques et archivistiques posés par le cinéma et la télévision éducatifs tout en réunissant des chercheurs, issus de différentes disciplines, travaillant avec et/ou sur ce type d’archives audiovisuelles.
Comme l’a rappelé en ouverture John Ellis – l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la télévision britannique mais aussi l’actuel président de Learning on Screen –, le colloque s’inscrit dans un double renouvellement des études sur le cinéma et la télévision. Le film éducatif a bénéficié du développement des réflexions sur ce que l’on appelle dans le champ anglo-saxon le «Useful cinema». Une notion qui recouvre de manière générale tout ce qui ne relève pas du seul cinéma de fiction présenté en salle et qui désigne aussi bien le cinéma industriel, les films pédagogiques ou le cinéma amateur. Dans d’autres espaces nationaux, on parlera de «films non commerciaux» ou, comme en Allemagne, de «Gebrauchsfilm». Si ce domaine est aujourd’hui bien balisé pour le film, il en va autrement pour la télévision, les émissions éducatives ou les dispositifs de télévision éducative et scolaire n’ayant encore que peu attiré l’attention des spécialistes.
Dans cette perspective, il était particulièrement intéressant de voir la première session de congrès consacrée plus spécifiquement à cette question avec trois contributions particulièrement stimulantes tant par leurs objets de recherche que par leur potentiel plus théorique quant à la spécificité du dispositif télévisuel dans le domaine éducatif.
John Wyver a ainsi évoqué une expérience pilote menée par la BBC en 1952, soit cinq avant l’institutionnalisation de programmes télévisuels réguliers pour les écoles. Il s’agit d’un cycle d’émissions d’une demi-heure, diffusé depuis les studios d’Alexandra Palace sur une longueur d’onde non utilisée : l’expérience porte sur six écoles du Middlesex qui sont équipées en récepteurs. Grâce aux archives écrites de la BBC et à quelques photographies, Wyver a pu reconstituer le contenu de ces programmes mais aussi leur réception, contrastée, dans l’espace public britannique.
Amanda Wrigley s’est intéressée pour sa part à deux types de programmes atypiques abordant de manière frontale la question du «décodage» et de l’engagement critique vis-à-vis du nouveau média. Dès 1963, «Looking at Television», produit par la BBC, invite à aiguiser le regard critique des élèves en les rendant attentifs aux techniques de production des émissions mais aussi à la spécificité, notamment générique, des contenus.
Enfin, Jonathan Bignell évoque l’engagement précoce d’ITV dans le domaine de l’enseignement pour l’éducation des adultes. Programmés le dimanche matin, après la retransmission du culte, ces émissions débutent par deux programmes d’apprentissage du français et du russe. Cette tonalité éducative se poursuit avec une émission consacrée au bricolage suivie de «The Present Stage» qui introduit les téléspectateurs à certaines pièces d’auteurs de théâtre contemporains comme Pinter, Beckett, Frisch et Ionesco. Ici la télévision mobilise ses propres ressources formelles et esthétiques pour approcher un autre secteur de production, et cela en mettant l’accent sur des formes de théâtre résolument modernes et en rupture avec un certain canon culturel.
Une autre session du colloque a fourni une réflexion sur le cadre institutionnel à l’origine de la production et de la diffusion de ces supports audiovisuels. Daniel Weinbren a rappelé l’usage de la télévision au sein de l’Open University en soulignant notamment l’évolution des formats en termes d’innovation et de diversité : on assiste ainsi à une forme d’émancipation progressive de la forme traditionnelle du cours pour intégrer les potentialités formelles et esthétiques du média télévisuel. Une autre expérience marquante, au niveau du film éducatif, est constituée par le développement d’une production expérimentale sous l’égide du Ministère de l’Education dès 1943 (Alex Southern). Si la question de l’apport pédagogique du film avait déjà été soulignée par plusieurs acteurs dès l’entre-deux-guerres, cette forme de volontarisme de l’Etat est assez remarquable avec à la clé la collaboration d’enseignants, de sociétés de production et d’experts. Il ne s’agit toutefois pas uniquement de promouvoir la projection de films dans le cadre scolaire mais d’intégrer le médium à de nouvelles méthodes d’enseignement faisant une large part à toutes les formes de cultures visuelles. Le programme repose en effet sur le développement de «Visual Units» qui incluent également le son mais aussi des éléments photographiques, des cartes murales et un matériel imprimé.
Enfin, parmi les autres acteurs recourant de manière très importante à l’usage du film à des fins pédagogiques et prosélytes, Emma Sandon a évoqué l’activité soutenue des sociétés missionnaires, très actives dès l’entre-deux-guerres avec la constitution en 1921 de l’International Missionary Council puis du Missionary Film Council. Ces organismes collaborent avec des sociétés de production comme Gaumont-British ainsi qu’avec le British Film Institute afin d’encourager la distribution de ces films dans les circuits éducatifs, en Grande-Bretagne et dans son empire.
Un dernier enjeu du colloque a porté sur les usages du film dans l’enseignement. Dans ce cadre, Audrey Hostettler – qui prépare une thèse sous la direction de Mireille Berton (UNIL) sur les usages du film éducatif en Suisse durant l’entre-deux-guerres – a évoqué l’intérêt des éducateurs pour le film afin de garder la trace ou développer certaines expériences permettant d’évaluer et d’enrichir les capacités cognitives de l’élève. A l’Institut Baragiola au Tessin, avant la Première guerre mondiale, deux pédagogues projettent un film Pathé de 30 minutes à des élèves de différents niveaux afin de les inviter par la suite à rédiger un essai à partir de l’histoire qu’ils ont vu mise en scène à l’écran. Cette expérience, qui a pu être reconstituée grâce à des sources imprimées, permet d’articuler une étude de cas tout à fait originale au débat théorique plus large sur l’apport pédagogique du film.
Dans un tout autre cadre, Katerina Loukopoulou s’intéresse pour sa part à l’utilisation du cinéma dans les écoles d’art à travers la mise en place, par l’Arts Council of Great Britain, de l’Art Film Tour, soit le développement d’un dispositif mobile de projection visant à présenter au sein de différents établissements des films sur l’art et les artistes. Cette expérience a connu un immense succès, contribuant à la commande de films d’art à des réalisateurs indépendants et permettant par ailleurs aux élèves d’entrer en contact pour la première fois avec le processus de création de certains artistes contemporains.
Ce bref compte rendu ne peut revenir sur toutes les présentations faites lors de ces deux journées. Il ne peut non plus rendre compte des nombreux films projetés à l’appui de plusieurs des exposés. Il aura pu, espérons-le, montrer la fécondité d’un domaine fascinant qui a tout à gagner de la confrontation et du dialogue entre film et télévision mais aussi avec toutes les formes pédagogiques mobilisant l’image, qu’elle soit fixe ou animée. Les recherches comparatives et transnationales doivent également être favorisées afin de mettre en exergue certains lieux de débat privilégiés (on pense évidemment à l’Unesco) mais aussi des expériences communes à de nombreux pays, par exemple autour des projets pilote sur la télévision scolaire en circuit fermé.
Enfin, au moment où le débat sur des formes de pédagogie renouvelées par l’audiovisuel se limitent un peu unilatéralement au modèle du MOOCS, le regard rétrospectif sur plus de cent ans d’expérimentations de toutes sortes est une véritable source d’inspiration. Et un appel à l’imagination.