Sait-on vraiment ce que l’on voit, quand on se balade sur la plateforme internet de la RTS ? Et si l’on y va cherchant une information, que trouve-t-on ? Quelques observations et certaines réponses en guise d’orientation.
Par Roland Cosandey, août 2021.
Les sources et leur critique
L’exploitation des sources télévisuelles soulève des problèmes méthodologiques particuliers dont il est singulièrement peu question. Nous y avons été confrontés dans deux circonstances d’ampleur et d’enjeu différents. L’une tient à notre collaboration à l’établissement de la filmographie neuchâteloise et au constat inattendu de la richesse du corpus télévisuel cantonal préservé pour la seule première décennie d’activité de la Télévision suisse romande. L’autre est une recherche monographique qui prend comme point de départ le sujet d’une émission de 1971 fondé sur l’exploitation d’une œuvre cinématographique documentaire ancienne.
Dans le premier cas, nous sommes intervenu au titre d’éditeur d’une synthèse publiée en ligne par Memoriav. Dues à Laurence Gogniat, rédactrice de la filmographie télévisuelle neuchâteloise (1953-1969), ces considérations constituent, à partir d’un corpus particulier, une sorte de vade mecum pour l’exploration des ressources audiovisuelles de la RTS. Complété par un ensemble de notices données en exemple, ce travail a servi d’orientation pour notre propre étude, Cinq “lectures“ et quelques adages pour un film (presque) retrouvé, dont l’intégralité figure ici-même en pdf. L’émission de la TSR C’était hier du 19 avril 1971 constitue le point de départ de cette étude et fournit par ailleurs les illustrations présentées ici.
Que me donne-t-on à voir ? Une question de mise au point
Notre approche supposant l’examen de la source primaire, le film, au sens non exclusif de ce terme, nous saluons les possibilités d’accès, si indirect soit-il, offert par l’outil digital. Pour ce qui est de la Suisse, les deux ressources majeures sont aujourd’hui le site agrégateur établi par Memoriav d’une part, et, d’autre part, la reprogrammation sur le net que représente le site RTSarchives. Il sera question ici plus particulièrement des problèmes que soulève ce dernier pour chercheur et chercheuse.
Cet ensemble présente une homogénéité particulière puisqu’il concentre une double qualité de producteur. Ce que la Télévision rend depuis 2005 accessible en ligne, via Fonsart, c’est ce qu’elle a produit elle-même pour le petit écran.
La proximité que cette production entretient avec notre histoire récente explique la satisfaction qui saisit toute personne intéressée par la représentation de ce passé proche, partagé par trois générations, auquel le site public de la RTS donne abondamment accès en puisant dans son fonds d’archives et que démultiplie depuis 2009 le site interactif également initié par Fonsart, notreHistoire.ch.
Son bonheur augmente encore quand, d’innocent curieux, cette même personne passe à la recherche historique et qu’elle constate que scriptorium.bcu-lausanne.ch met à sa disposition Radio TV Je vois tout, organe des programmes et magazine illustré, jusqu’à TV8, couvrant ainsi la période de production 1953-2010 (mais en remontant plus haut, au temps de la radio, il est évidemment déjà question de télévision).
Il arrive que ce changement de qualité de l’usager·ère s’accompagne vite, et sainement, d’une forme de soupçon. Dois-je croire que ces images d’une école de recrues de 1928, qui constituent en 1971 l’attraction d’un sujet de l’émission « C’était hier », furent tournées par un amateur, comme l’affirme la notice du site ? Et comme le sujet apparaît sans autre titre que celui de l’émission elle-même dans l’annonce des programmes publiée à l’époque, via le service d’information de la TSR, d’où peut bien provenir l’intitulé que j’ai sous les yeux, ce « 1928, dure école » qui ne figure pas dans ce qui m’est donné à voir ?
Une fois le contact établi avec une très disponible personne du service « Patrimoine, Données et Archives » de la TSR, une fois obtenu l’accès direct à l’intranet de la maison, comment se fait-il que l’on doive constater, à propos de ce même « C’était hier », que les deux seules personnalités interviewées, pourtant dûment nommées par le journaliste, ne figurent pas dans la fiche interne établie sur cette émission, pas plus d’ailleurs qu’elle ne mentionne deux des cinq collaborateurs dûment crédités dans le générique ?
Pour prendre un autre sujet, si le site de RTSarchives précise bien que Découvrir les Welches n’est pas le titre original d’École en liberté, comment ne pas être surpris par une telle substitution d’intitulé s’agissant d’un reportage dont les actions se déroulent à la Chaux-de-Fonds (ville par ailleurs non identifiée comme telle) mais aussi au Tessin ?
Quant à « la découverte de l’altérité romande » qu’y voit le descriptif de l’émission, il ne faut guère d’attention pour déceler rapidement l’inconsistance d’une telle qualification devant des images illustrant en fait une expérience d’enseignement in situ. La fiche interne n’est guère moins approximative, qui ne retient qu’une seule catégorie d’élèves, là où la démarche du film consiste à mettre en valeur un effort pédagogique mené ici avec les élèves d’une école de commerce, là avec des écoliers de 11-12 ans.
La mise en ligne fait fi d’un effort minimal de contextualisation, qui aurait entraîné en l’occurrence à signaler que ce sujet était un des produits du vaste projet télévisuel avec lequel la Télévision suisse s’était donné pour tâche, dès 1962, d’accompagner l’Exposition nationale de 1964, et peut-être aussi à expliquer pourquoi l’équipe de réalisation n’est pas romande, mais alémanique, la réalisatrice, Ludy Kessler, étant alors une importante réalisatrice de la Télévision suisse alémanique.
Ah si la retraite de Russie avait été filmée!
Les termes “Archives“, “Histoire” sont des mots de passe. Le slogan dont la RTS les accompagne, « Mille et une archives. Le passé comme si vous y étiez », fait écho à une idée d’immédiateté et d’objectivité qui est le régime de perception généralisé de la ressemblance visuelle, analogique ou digitale. C’est une vieille idée, qui escamote le discours pour asseoir la présence, qui substitue la transparence à la forme.
S’agissant d’images en mouvement, on en trouve l’expression achevée dès que la photographie s’est mise à bouger, à la fin du 19ème siècle, chez un Boleslas Matuszewski par exemple. Et si nos récriminations ne sont pas pertinentes, c’est qu’en fait nous ne sommes pas confronté à des archives.
La seule façon d’aborder sereinement RTSarchives n’est pas de regretter que le site soit autre chose que ce qu’il est, mais bien de considérer sa nature et sa fonction réelles. Cette plateforme est un canal de (re)programmation. A ce titre elle répond à tous les canons du recyclage. Et ce qui est programmé dans ce processus de réédition, ce n’est pas la télévision comme phénomène caractérisée par un flux d’émissions souvent composites, mais des sujets puisés selon diverses raisons – l’actualité, un thème, une personnalité, l’histoire de la Télévision aussi… – dans le riche fonds que représente la production conservée, soit les archives audiovisuelles de la Télévision proprement dites, c’est-à-dire les images et les sons dont elle détient les droits.
Je te tiens, tu me tiens par la barbichette…
Toute recherche historique suppose une collaboration avec les lieux d’archivage qu’elle sollicite et autant qu’avec les lieux, dont la digitalisation des ressources permet aujourd’hui de ne pas toujours fréquenter physiquement l’espace, elle suppose une relation avec les conservateurs, en l’occurrence gens d’archive, de catalogue, de documentation, de restauration.
Depuis quelques années, cette collaboration est acquise avec la TSR. La révision de la Loi fédérale sur la radio et la télévision de 2015 (LRTV) stipulant que la SSR a l’obligation de sauvegarder ses archives audiovisuelles et de les mettre à disposition, le service public a ouvert ses fonds à la communauté scientifique et en a soustrait cet accès à la logique commerciale qui prévalait jusqu’alors.
Toute approche d’une source suppose la compréhension de la fonction et de la pensée catalographique à l’oeuvre. Pas de transmission sans histoire de cette transmission et sans les métadonnées qui en configurent l’identité. Ce point aussi est acquis et on conçoit, aux deux cas mentionnés plus haut, à quel point le dialogue est essentiel pour la compréhension des objets par les uns comme par les autres.
Les limites sont celles auxquelles se heurtent à l’interne les archivistes eux-mêmes. D’une part, les données dont ils.elles ont hérités furent constituées à des fins pratiques par des documentalistes indexant les images dans la perspective d’un éventuel réusage; d’autre part, la qualité de l’indexation varie passablement dans le temps. L’écart entre des formes de saisie variables, répondant essentiellement à des fins productionnelles, et une méthodologie conforme aux normes archivistiques va probablement demeurer pour longtemps encore le principal objet du dialogue instauré.
Un regard non prescriptif
Nous disions plus haut sur quelles pratiques reposent nos réflexions. Revenons-y.
Dans le premier cas, il s’agit de l’élaboration d’un outil filmographique rendant compte d’un corpus d’émissions définies par leur relation à un lieu, le Canton de Neuchâtel. Les notices individuelles rendent compte de quatre aspects: l’émission télévisée saisie comme expression formelle et discours; l’identification de la chose montrée – lieu, personne, événement; la contextualisation du sujet; la contextualisation de l’émission ou collection à laquelle appartient le sujet.
L’élaboration de ces champs est facilitée ou compliquée par l’état des sources primaires – les films – , comme par l’état des métadonnées et celui des archives administratives (sur lesquelles nous n’avons pas travaillé).
Dans le deuxième cas, nous nous sommes interrogé sur la présence, l’usage et l’origine d’un film de 1929 (c’est sa date) repéré dans une des nombreuses émissions que la Télévision a produites au cours de son histoire à partir d’images antérieures, dites « d’archives ». Parti d’une découverte – le film en question était parfaitement inconnu ! – et d’un premier souci d’identification, nous avons fini par considérer l’émission en question non pas comme une source secondaire fortuite nous renseignant sur l’existence d’une production suisse nulle part signalée, mais comme une réinterprétation propre de ce matériau ancien, méritant comme telle toute notre attention. Et il était naturel que l’accès donné aujourd’hui à ces images sur RTSarchives fasse à son tour l’objet de la même attention. Une école de mitrailleurs des compagnies attelées d’Arthur Adrien Porchet (Film AAP, 1929) se trouve ainsi saisi dans les divers avatars de sa transmission. Restait à s’interroger sur l’existence matérielle du film, mais ceci est une autre histoire.
Nous avons dit plus haut à quelle opération de re-programmation correspondait la part de sa production archivée que la Télévision met à disposition via l’internet. Nous avons souligné que l’entreprise s’accompagnait de la production, sous forme de ré-intitulé et d’introduction, d’une sorte de méta-métadonnées témoignant de la vision contemporaine établie par l’institution à propos de ce qu’elle choisissait de donner à voir au public. Mais l’“institution“ est une abstraction : quel comité de production? quelles compétences éditoriales? quelles formes de décision à propos des contenus? quelle vision des destinataires? quelle évaluation de la fréquentation et de la satisfaction?
La mise en ligne est effectuée sans embarrasser l’internaute d’informations sur les manipulations éditoriales venant modifier ce qui est effectivement archivé, sans l’encombrer de commentaire sur la part absente par force (tout ce qui relève du direct: habillage de l’émission, générique, commentaire off prononcé à l’antenne…), ni d’indications sur la place du sujet dans la composition originale de l’émission ou encore sur le jour et l’heure de son passage à l’antenne. C’est le régime d’une conception éditoriale fort courante, qui considère que tout ce qui est “spécialisé“ ne peut qu’éloigner le chaland.
Considérer le remontage d’images dites d’archives, dans une émission comme « C’était hier » par exemple, non pas comme une trahison du document original, mais comme sa reformulation, le déplacement de perspective est de taille, puisqu’il revient à abandonner une position de prescription pour une attitude descriptive, un préjugé pour une analyse.
Ce déplacement nous oblige, en toute rigueur, d’envisager également l’exploitation de son patrimoine auquel se livre la Télévision sur l’internet comme une politique de programme et non comme un mésusage de ses archives. Une politique qui produit, entre autres, une relecture du passé de l’institution par l’institution elle-même, comme elle traduit, de façon plus ou moins explicite, une vision du public.
Ainsi se définit la part des choses: voir RTSarchives comme un nouvel objet d’histoire; aborder les archives audiovisuelles de la Télévision proprement dites comme une source primaire, en sachant toutefois que celle-ci n’est guère saisissable autrement que sous la forme réinterprétée de sa digitalisation.