Les textes proposés dans la série « Vu en classe » sont issus de différents enseignements donnés par François Vallotton et Anne-Katrin Weber. Pour ce qui concerne l’article que nous vous présentons ci-dessous, il s’agit du cours-séminaire « Les mutations du télévisuel en Suisse dans le long XXe siècle: acteurs, dispositifs et imaginaires sociaux ».
Alfred Willener et l’utilisation de la vidéo à des fins sociologiques
Au début des années 1970, la vague de contestations de mai 68 connaît un « écho tardif » en Suisse romande. En parallèle, le magnétoscope portable fait son entrée sur le marché. Le sociologue suisse Alfred Willener, professeur à l’UNIL dès 1970, verra dans cet outil un contre-pied aux mass media et un terrain d’expérimentation pour la démarche sociologique tant sur le plan de l’enseignement que de la recherche.
Par Anouk Rieben, août 2020.
Favoriser le changement plutôt que la résistance ou la cristallisation, c’est ainsi que le sociologue suisse Alfred Willener parlait de son métier dans la Feuille d’Avis de Lausanne du 18 novembre 1971. Une position qu’il adoptera lors de ses recherches sur la communication et les médias et, plus particulièrement, lorsqu’il s’agira de comparer la télévision et la vidéo. Afin de comprendre la démarche de Willener et de ses collègues quant à l’utilisation de la vidéo à des fins sociologiques, il est nécessaire de situer l’émergence de ses travaux dans le contexte plus large des bouleversements que rencontre la société mais aussi le monde de l’audiovisuel à cette période.
Au début des années 1970 se tiennent en Suisse des manifestations qui ont notamment pour cible la télévision et son rôle dans ce que, dans le vocabulaire de l’époque, on caractérise comme l’aliénation des masses. Pourtant, selon l’auteur allemand Hans Magnus Enzensberger, les médias disposent d’un réel pouvoir de mobilisation et d’un potentiel émancipateur. Dans Constituents of a theory of the media, paru en 1970, il se livre à la critique d’une sphère médiatique contemporaine verrouillée. Selon lui, la société, en l’état, n’autorise pas l’expression de cette potentialité mobilisatrice qui se retrouve alors « supprimée ou estropiée ». Sans feedback possible sur son contenu, la télévision fonctionne en effet de manière unilatérale en interdisant la communication au sens de « l’action réciproque entre un émetteur et un récepteur ». En cela, elle reflète selon Enzensberger la société dans son entier, scindée entre producteurs/trices et consommateurs/trices.
L’auteur allemand s’inscrit plus généralement dans une vague de théories d’inspiration marxiste sur la télévision. Ce courant va identifier un nouveau combat à mener « pour une télévision plus démocratique, moins au service du divertissement des masses ou des satisfactions personnelles des “créateurs” ».
En Suisse romande, cet esprit critique face au modèle dominant s’exprimera au sein même du service audiovisuel suisse puisqu’une grève a lieu à la Télévision suisse romande (TSR) en juin 1971. L’événement met en exergue « les malaises » ressentis au sein de l’entreprise et permet l’expression de revendications en lien avec les conditions de travail, les grévistes demandant notamment une plus grande marge de manœuvre et liberté d’expression par rapport au contenu proposé dans les programmes. Revendications auxquelles l’organisation répondra par le licenciement, en octobre 1971, de six collaborateurs/trices impliqué·e·s dans la grève.
La verticalité et la centralisation des médias se retrouvent donc au cœur des critiques. Donner la parole aux mouvements sociaux émergents et faire ainsi contrepoids, comme l’explique Dimitri Marguerat, au « monopole d’information de la télévision et du cinéma » représente le défi que se donnent les acteur-ice-s des milieux alternatifs de cette période. Cette ambition sera facilitée par « les technologies légères de la communication », plus particulièrement la vidéo. Dans son ouvrage intitulé Vidéo et société virtuelle (1972), co-écrit avec le cinéaste Guy Milliard – qui était à l’époque son assistant – et Alex Ganty, Willener théorise la vidéo comme un moyen de provoquer « un retour sur soi » et une « conscientisation des masses ». Le médium promet ainsi l’ouverture d’une brèche favorable à l’émergence d’une « troisième culture » qui n’appartiendrait ni à la « haute culture » ni à la « culture de masse ».
Les années 1969 et 1970 marquent donc l’avènement des premières expériences vidéo dans les cercles militants et dans l’action sociale. Ce moment coïncide avec le développement, en 1969, des magnétoscopes portables Sony, qui se distinguent par leur grande maniabilité. Comme mentionné dans Vidéo et société virtuelle, la vidéo portable devient alors un élément indispensable des « manifestations sociales, culturelles ou politiques importantes ». Elle est aussi utilisée par « des non-professionnels », dans certaines maisons de la culture, comme un moyen d’animation afin « de stimuler la créativité et les échanges dans et entre des populations trop renfermées ». Le milieu universitaire suisse et plus particulièrement des sciences sociales va donc porter un regard attentif aux phénomènes émergeant de ce contexte socio-culturel bouillonnant.
A partir de 1965, les mass media commencent à constituer un objet d’étude qui intéresse l’Université de Lausanne. En effet, elle crée cette année-là l’Institut de recherche des communications de masse (ISCM) au sein de l’École des Sciences Sociales et Politiques. Dès lors, selon les termes de Milliard et du sociologue des médias Pierre-Henri Zoller, une « réflexion théorique et critique sur les systèmes d’information et les politiques de la communication » est engagée. Dans Vidéo et société virtuelle, Willener et ses collaborateurs parlent alors d’étudier leurs « apports possibles dans le domaine des sciences sociales comme dans le domaine qu’étudient ces dernières ».
Figure phare de l’Institut, Willener s’intéresse de très près à ces deux axes de recherche en analysant à la fois le rôle de la télévision comme média de masse et sa capacité à renforcer les inégalités sociales, mais aussi en explorant les potentialités offertes par son contre-pied, la vidéo. Vidéo et société virtuelle représente l’ouvrage clé de cette démarche. Les trois chercheurs y relatent des expériences réalisées à l’aide de la vidéo portative et proposent de conceptualiser cet outil comme un moyen pour le collectif de se réapproprier la technologie audio-visuelle, jusqu’à présent dominée par la télévision qui n’offre qu’une perspective unidirectionnelle. Avec la vidéo, une véritable transformation s’opère alors. Des télévisions locales dans les nouveaux quartiers français aux classes d’école aux cafés lausannois, les chercheurs décrivent et analysent les manières dont la technologie a été remaniée, (ré-)appropriée, (re-)contextualisée pour faire ressortir ses potentialités, ses « virtualités ».
L’ISCM sous la direction d’Alfred Willener : vers un plaidoyer du changement
Afin de saisir le tournant que représentent les travaux de Willener et ses collègues, il convient de revenir sur la création de l’ISCM. Initialement dirigé par le professeur Alfons Silbermann, l’Institut s’est très rapidement spécialisé « dans le domaine des médias et de la culture », avec comme but de développer une science qui puisse à la fois s’intéresser aux phénomènes tels qu’ils se présentent mais aussi « planifier le développement des média de masse ». Une orientation qui nourrit d’autres initiatives comme celle de René Berger, directeur-conservateur du Musée des beaux-arts. Intitulé Esthétique et Mass media: la télévision, ce cours expérimental est inauguré en novembre 1970 en collaboration avec la TSR. Il est question de s’intéresser à la télévision à la fois d’un point de vue esthétique mais aussi plus technique grâce aux interventions de représentants de la TSR sur divers aspects et enjeux télévisuels (programmation, reportages, public, etc.).
Au même moment, Alfred Willener, qui était déjà aux commandes de l’École des sciences sociales et politiques, prend la tête de l’Institut de recherche des communications de masse. Sous sa direction, l’Institut s’oriente encore davantage vers des recherches axées sur les technologies de la communication en proposant « un enseignement mettant en rapport la technologie, le travail et la société ». Ainsi, comme souligné dans l’inventaire du fonds de l’ISCM au sein des Archives de l’Université de Lausanne, il fut le premier en Suisse « à avoir utilisé dans l’enseignement et la recherche des moyens légers d’enregistrement magnétique de l’image et d’importantes installations techniques ». Willener et ses travaux ont donc fortement influencé la direction empruntée par l’École et l’Institut.
Un nouveau courant : l’« action research »
Toujours au sein de l’ISCM et porté par Willener, un courant de recherche prend de plus en plus d’ampleur. Il s’agit de l’ « action research » ou l’approche recherche-action. La perspective proposée est encore très peu connue et pratiquée dans la recherche sociologique en Suisse. Dans l’article « Médias et lieux de formation : quelques enjeux » publié en 1981, Milliard explique qu’elle consiste pour le ou la sociologue à adopter une position d’« observateur-participant, ou comme participant/observateur, afin de ne pas se couper de l’émergence et du développement même des processus » qui constituent son objet d’étude. Le cinéaste ajoute qu’il considère cette nouvelle démarche comme une lutte contre deux tendances dominantes de la discipline, celle « positiviste[s] » et « technocrates » d’une part, et celle « autoritaire[s] du marxisme » de l’autre. Pour lui, il s’agit de réaliser « l’analyse de processus sociaux « à chaud” » plutôt que l’analyse « des structures sociales, des institutions établies et de leurs rapports ». Cet axe de recherche est aussi décrit dans le Journal de Genève du 18 décembre 1973 comme regroupant des « tentatives récentes (en Suisse du moins) de mettre en contact direct la recherche et l’objet de la recherche ». Une approche qui privilégierait donc la participation active des « gens concernés par l’étude » pour ainsi les conduire « à formuler leurs demandes avec l’aide du chercheur ».
L’adoption de cette approche par Willener et ses collègues de l’ISCM constitue une véritable remise en question du rôle du sociologue tel qu’il s’est développé en Suisse jusque-là. Les congrès de la Société suisse de sociologie offrent une plateforme pour débattre de cette question et tenter d’aligner les efforts pour parvenir à une meilleure coordination nationale de la recherche en sociologie. Alfred Willener entend bien y défendre sa perspective. En 1971 et 1973, alors que le congrès se déroule à Lausanne, Willener est appelé à s’exprimer dans les journaux sur les tenants de cette rencontre. Il tire plusieurs constats. Premièrement, sur le plan de la recherche sociologique, la Suisse est en retard par rapport à ses voisins. De plus, le ou la chercheu-r-se n’est sollicité-e que pour effectuer un travail descriptif au service du payeur dont il ou elle est l’employé-e. Or, Willener préconise que la place donnée au sociologue dans la société soit ré-imaginée, de telle sorte qu’il obtienne une fonction « de révélation, d’accouchement de l’avenir, une fonction de catalyseur », comme l’explique Alain Campiotti dans la Feuille d’Avis de Lausanne. Un article la Gazette de Lausanne daté du 6 août 1971 souligne enfin que cette nouvelle manière de concevoir le métier au travers de la recherche-action, bien qu’elle ait suscité des discussions au sein du corps professionnel via les congrès, fait encore face à un manque de soutien financier et de contrats privés ainsi qu’à une certaine résistance de la part des potentiels terrains d’enquête. A ce stade, son évolution s’avère donc encore incertaine.
En favorisant les méthodes empiriques et en invoquant la nécessité d’une sociologie qui non seulement examine une société pour « dire ce qui ne va pas », mais qui « doit aussi proposer des remèdes » (selon Silbermann dans Voix Universitaires de juin 1965), l’ISCM constitue les prémices d’un tournant novateur en termes d’approche scientifique et d’enseignement. Alfred Willener est, quant à lui, bien décidé à renforcer ce positionnement et à mettre encore davantage l’action au centre de son processus de recherche. Est dès lors privilégié le développement d’une posture dite de « sociologue “architecte” », qui tient compte des réalités contemporaines mais qui est aussi résolument tournée vers l’avenir et ses utopies. Venant alors en contrepoids des mass media et de la relation de passivité qu’ils imposent, cette institution académique représente un terreau fertile pour l’émergence de l’étude de la vidéo et de son potentiel libérateur.
Références
ENZENSBERGER, Hans Magnus, « Constituents of a theory of the media », in New Left Review [en ligne], n°64, 1970, pp.13-36.
MARGUERAT, Dimitri, « La puissance de l’imaginaire vidéographique sur le militant mao : La démolition du Simplon 12 (L’Echo du Boulevard, 1974) », in Décadrages [en ligne], n°20, 2012, pp. 111-122.
MILLIARD, Guy et ZOLLER, Pierre-Henri, « Médias et lieux de formation : quelques enjeux », in International Review of Community Development/ Revue internationale d’action communautaire, n°6, 1981, pp. 111-121.
WILLENER, Alfred et MILLIARD, Guy, « L’avide vidéo de groupe », in Communications, n°21, 1974, pp. 144-153.
WILLENER, Alfred, MILLIARD, Guy et GANTY, Alex, Vidéo et société virtuelle. Vidéologie et utopie, Paris : Tema Editions, 1972.
CAMPIOTTI, Alain, « Le congrès des sociologues suisses s’ouvre demain à l’EPFL. A. Willener : “Notre société ne pourra pas longtemps encore refuser le changement” », Feuille d’Avis de Lausanne [en ligne], jeudi 18 novembre 1971, p. 22.
Archives de presse numérisées
D.C., « Deuxième journée du congrès de la Société suisse de sociologie. Le métier de sociologue et la sociologie face à l’action », Gazette de Lausanne [en ligne], lundi 22 novembre 1971, p. 7.
DEPEURSINGE, André, « Vidéo : la caméra du changement. Les recherches de l’Institut de sociologie des communications de masse à Lausanne », Gazette de Lausanne [en ligne], vendredi 6 août 1971, pp. 12-13.
F.T., « M. René Berger va diriger un cours sur la télévision à l’Université de Lausanne », Tribune de Lausanne – Le matin [en ligne], vendredi 6 novembre 1970, p. 2.
REBEAUD, Laurent, « Après le congrès de la Société suisse de sociologie. Un peu de lumière dans une boîte noire », Journal de Genève [en ligne], mardi 18 décembre 1973, p. 8.
SMADJA, Claude, « Entretien avec M. Silbermann », Voix Universitaires, juin 1965, p.5.
TSCHUI, Marlyse, « Vers une télévision “autre” ? Le miroir à mémoire. Atouts et limites de la vidéo », Radio TV je vois tout [en ligne], 8 mars 1973, pp. 34-35.
Ressources informationnelles et archives de l’UNIL
PACCAUD, Emmanuelle, «ISCM – Institut de sociologie des communications de masse. 1970-2007. Fonds 9403. Inventaire», Ressources informationnelles et archives de l’UNIL. Fonds d’archives administratives, 2015.