Quand la télévision fait son cinéma

Jean-Jacques Lagrange au Festival du cinéma documentaire de Nyon

Le Festival du cinéma documentaire de Nyon, connu aujourd’hui sous le nom Visions du Réel, rend hommage, pour sa 15e édition en octobre 1983, au réalisateur de télévision Jean-Jacques Lagrange. Une rétrospective est organisée à cette occasion et revient sur les interactions entre cinéma et télévision suisses par le prisme du parcours professionnel du réalisateur.

Par Roxane Gray, janvier 2017.

Erika de Hadeln et Jean-Jacques Lagrange, Festival international du film documentaire de Nyon, 1983. De Hadeln Partners, www.dehadeln.com

 

A l’origine Festival international du cinéma amateur créé en 1963 à Rolle puis installé à Nyon deux ans plus tard, le festival se professionnalise en 1969 et devient, sous la houlette de Moritz de Hadeln, assisté par sa femme Erika de Hadeln, le Festival international de cinéma de Nyon. L’identité du festival se forge progressivement autour du documentaire, genre qui s’impose de manière exclusive en 1976. Cette focale fait également de ce festival un lieu de rencontres alliant des discussions de fond autour de thèmes politiques, sociaux et culturels, et de formes, à l’instar du colloque sur l’esthétique, l’éthique et la dramaturgie du documentaire organisé en 1974.

Erika de Hadeln, très présente dans l’organisation du festival depuis ses débuts, succède à son époux à la direction du festival en 1979 et lui fait prendre un tournant remarqué en ouvrant la sélection à la vidéo et à la télévision. La focalisation du festival sur le documentaire va en effet de pair avec une attention redoublée sur les évolutions formelles du genre, influencées notamment par l’évolution des techniques audiovisuelles ainsi que par la télévision. Dans ce contexte et dans le cadre des rétrospectives consacrées à la découverte des auteurs suisses, Jean-Jacques Lagrange, réalisateur pour la Télévision Suisse Romande (TSR), est l’invité d’honneur de la 15e édition du festival du 8 au 15 octobre 1983.

La rétrospective « Hommage à l’un des fondateurs de la télévision suisse romande » présente une sélection des films documentaires réalisés par Jean-Jacques Lagrange, pour la plupart dans le cadre des magazines d’informations Continents sans Visa et Temps présent. Erika et Moritz de Hadeln regroupent également une documentation diversifiée sur le réalisateur, consultable à la Cinémathèque suisse. A la biographie, la filmographie et plusieurs photographies de Jean-Jacques Lagrange s’ajoutent quelques-unes de ses productions écrites : divers articles rédigés et des extraits de l’étude « Prévoir l’avenir » écrite en 1976 en faveur d’une politique cohérente des créateurs de programmes de la TSR.

Cette rétrospective donne également lieu à un entretien entre Moritz de Hadeln et Jean-Jacques Lagrange au cours duquel tous deux reviennent sur les évolutions de la télévision ainsi que sur le parcours du réalisateur, pionnier de la TSR, co-fondateur du Groupe 5 et expérimentateur des nouvelles techniques audiovisuelles. La transcription de cet échange permet, d’une part, de questionner les conditions d’acceptation de la télévision dans un festival de cinéma et, d’autre part, d’entrevoir l’histoire des interactions entre les deux médias.

Introduction « Le scandale » rédigée par Moritz de Hadeln, Nyon, octobre 1983. Cinémathèque, Fonds Erika et Moritz de Hadeln, boîte 187, rétrospective sur Jean-Jacques Lagrange.

 

Introduction « Le scandale » rédigée par Moritz de Hadeln, Nyon, octobre 1983. Cinémathèque, Fonds Erika et Moritz de Hadeln, boîte 187, rétrospective sur Jean-Jacques Lagrange.

Moritz de Hadeln, dans l’introduction du dossier titrée « Le scandale », cherche en effet à dépasser une relation trop souvent pensée en termes conflictuels entre, d’une part, la prédominance symbolique du cinéma et, d’autre part, le manque de considération de la télévision. La redéfinition de cette relation passe par la proposition d’un nouveau terme, « cinévision », englobant les deux médias dans un même champ : celui de la communication par l’image. « La télévision n’est, rien de plus, ni rien de moins, qu’un nouveau canal de distribution – une autre manière pour l’image animée et sonorisée d’arriver au spectateur ». Un dénominateur commun restrictif qui semble valoriser la communication au détriment de la création. Jean-Jacques Lagrange est, à cet égard, davantage présenté comme un pionnier et un expérimentateur que comme un auteur.

Le retour sur les différentes étapes de la carrière du réalisateur qui circule entre productions télévisuelles et cinématographiques, entre service public et secteur privé, dépasse néanmoins une vision à double face « Télévision versus cinéma » et « Communication versus création » pour souligner les influences réciproques entre l’évolution des techniques audiovisuelles, les mutations des moyens de production et la recherche de nouveaux modes d’expression.

Si la télévision était à l’honneur lors de cette 15e édition du festival, l’évolution de la place qu’elle y occupe mériterait d’être précisée par une analyse systématique des sélections opérées. La substitution du terme « cinéma » par celui de « film » dans le titre du festival deux ans plus tard confirme néanmoins l’ouverture du festival vers une plus grande diversité des formes du documentaire : des images filmées qui, dépassant la question du format ont « enregistré des voix, des gestes, des usages, des événements » et ont « observé et analysé des comportements ». Des images, mémoires d’une époque, dont le couple de Hadeln souhaite non seulement la diffusion mais également la conservation, dans un appel lancé en octobre 1983 pour la mise en place d’une politique d’archivage à la SSR.

 

Références :

Cinémathèque suisse, Fonds Moritz et Erika de Hadeln, boîte n°187, dossier de la rétrospective, « Jean-Jacques Lagrange, documentariste. Hommage à l’un des fondateurs de la télévision suisse romande », 1983.

Chicon Emmanuel, Visions du réel, Festival international de cinéma de Nyon 20/45, 2014, 66 p.

De Hadeln Moritz, C’est du cinéma ! 20e Festival international du film documentaire de Nyon, 1988, 96 p.