La construction d’un récit et ses implications idéologiques
Présenté comme un concert planétaire diffusé par satellite, le show qu’Elvis Presley a donné à Honolulu en 1973 reste considéré comme un jalon de l’histoire de la télévision. Retour sur la construction de ce mythe à la croisée des utopies spatiales et communicationnelles.
Par Marie Sandoz, juin 2018.
Le 14 janvier 1973, Elvis Presley donnait à Honolulu un concert qui est devenu mythique : Aloha from Hawaii via Satellite. L’événement a connu un succès retentissant et s’est effectivement inscrit de façon pérenne dans la mémoire collective en tant qu’exploit technique et artistique. Cette fascination tient essentiellement à trois éléments de discours qui caractérisent le spectacle : il est présenté comme un show diffusé en direct, par satellite et dans le monde entier. La star internationale avait trouvé l’infrastructure à la hauteur de sa célébrité.
Or, ces assertions sont fausses. Premièrement, de très nombreuses parties du monde, comme l’Afrique, l’Amérique latine et le bloc soviétique, n’ont pas du tout eu accès au concert. Ensuite, la majorité des pays où le show a effectivement été transmis l’a découvert des jours, des semaines, voire des mois plus tard, grâce à des enregistrements sur vidéocassettes. En définitive, seules l’Australie, des îles du Pacifique et certaines régions d’Asie ont capté les images directement par satellite (Détails ici)
Mais la communication de l’époque autour de l’événement ainsi que sa mise en scène alimentent cet imaginaire d’un spectacle global et simultané permis grâce aux potentialités – perçues comme infinies – de la technologie spatiale. Ces idées persistent d’ailleurs dans la mémoire collective : Aloha from Hawaii via Satellite est par exemple décrit sur sa page Wikipédia en français comme « retransmis en direct sur les télévisions du monde entier et vu par 1 milliard et demi de téléspectateurs ». Ce chiffre, démesuré, est d’ailleurs repris par la page Wikipédia en anglais – plus détaillée – qui affirme qu’il équivaut à plus de personnes que pour la retransmission de l’alunissage de 1969 (pages vues le 5.6.18). Cette comparaison avec un événement marquant de l’histoire spatiale et de la télévision contribue à faire de ce concert un mythe, encore vivace aujourd’hui.
Cet article propose l’hypothèse suivante : l’imaginaire que suscite la télévision satellite articule deux principaux registres représentationnels, celui du télévisuel et celui de la conquête spatiale. Alors que le premier associe les idées de vision à distance et d’instantanéité communicationnelle, le second est caractérisé par des liens étroits entre technologie, aspirations utopiques et notions de progrès et de modernité. Aux États-Unis du XXe siècle, le spatial est en outre fortement attaché à l’idée d’expansion et de « nouvelle frontière », qui se trouve également au fondement de son mythe national. Ainsi défini, ce puissant système discursif investit les télécommunications spatiales de valeurs idéologiques ainsi que de qualités qui dépassent leurs capacités matérielles. Avec cette perspective en tête, retournons auprès d’Elvis Presley.
La mise en scène de l’événement : « Elvis in concert worldwide via satellite ! »
Cette exclamation fait partie de l’important arsenal mis en œuvre pour promouvoir le spectacle. Elle figure en effet sur un large panneau qui trône sur la scène d’un casino de Las Vegas, lors d’une conférence de presse de septembre 1972. A cette occasion, la rock star est interviewée par Rocco Laginestra, le président de la RCA. L’entreprise, qui produit le concert et le diffusera sur sa chaîne NBC, saisit ainsi l’opportunité d’accentuer la visibilité de sa participation à Aloha from Hawaii, qui constitue en soi une promotion sans pareille pour le groupe.
Lors de cet entretien télévisé, l’expression « worldwide », ou des variantes telles que « all around the world » et « every country in the world », sont donc répétées à l’envi par Rocco Laginestra et Elvis Presley, qui semble dépassé par l’ampleur de ce qu’il va vivre. L’idée d’une diffusion mondiale est également relayée par un décor constitué d’un mur de chapeaux qui portent les noms des pays prétendument concernés par le concert. Un concert qui est en outre promis en direct, le mot « live » étant aussi omniprésent dans la bouche des protagonistes. Il est finalement donné un rôle prédominant à la technologie, car c’est bien elle qui permet à cet exploit d’avoir lieu. Elle est d’ailleurs matériellement présente grâce à des maquettes de paraboles mouvantes sur les côtés de la scène. Il est toutefois intéressant de noter que les modalités techniques plus complexes de la transmission du concert ne sont pas abordées. La seule mention du terme « satellite » semble suffire pour convaincre de la faisabilité pratique d’une diffusion mondiale et en direct. En réalité, le satellite géostationnaire d’Intelsat utilisé pour l’occasion n’est capable de diffuser des images que dans une zone limitée. Pour que les signaux couvrent véritablement « le monde entier », il aurait fallu mobiliser au moins trois satellites interconnectés, ce qui fût d’ailleurs le cas pour l’émission « Our World » de 1967.
On retrouve de manière flagrante la présence – et sa simplification extrême – du dispositif technique sur la pochette du vinyle d’Aloha from Hawaii via Satellite : grâce à un satellite qui gravite au milieu des étoiles, l’image télévisée d’un Elvis dansant, habillé de blanc clinquant, atteint un public universel, représenté par l’intégralité de la planète. Cette représentation de la Terre, d’ailleurs permise par la même technologie que celle de la diffusion du concert, suggère une communion mondiale et simultanée autour de l’artiste étasunien. Cette évocation est en outre renforcée par le dos de la pochette, où la phrase « We love Elvis » est déclinée en plusieurs langues et écritures.
L’emploi de différents alphabets et langues afin de mettre en évidence le caractère international d’Aloha from Hawaii via Satellite est d’ailleurs récurrent. Cette stratégie est en effet utilisée dans le générique de la transmission télévisée du concert, où le nom d’Elvis apparaît notamment en lettres hindi, grecques, mandarines, cyrilliques et arabes – bien que l’émission ne soit pas diffusée dans les régions qui les emploient. Mais finalement, peu importe : ce qui compte est l’attrait exotique de ces langues « lointaines » pour les téléspectateurs/trices occidentaux, ainsi que l’aura de globalité dont elles enveloppent le concert. Cette méthode est du reste manifeste dans le titre même de l’événement, avec cet Aloha empreint d’exotisme, jusque dans la calligraphie choisie, tout en rondeurs et boucles. Les dépaysantes vahinés ne sont pas loin. Il faut soulever à cet égard qu’Hawaii demeure un Etat des Etats-Unis, bien qu’Aloha from Hawaii capitalise sur son caractère tropical et ses traditions culturelles. A son arrivée sur l’île, Elvis Presley sera notamment filmé recevant la rituelle couronne de fleurs. En définitive, la technologie et la production de l’événement, le lieu de la performance ainsi que l’artiste lui-même sont étasuniens. Cet espace géographique particulier permet ainsi d’allier exotisme et techno-nationalisme.
Ainsi, et la liste des exemples pourraient s’allonger, les différentes formes qu’adopte la promotion présentent le concert d’Honolulu comme la possibilité pour Elvis Presley – et donc pour la culture étasunienne – d’atteindre, au même moment, le monde entier. Et ce monde, en retour, se voit lié par l’amour unanime que suscite le chanteur. Au sein de ce régime discursif, cet exploit est attribué à l’alliance des technologies satellitaire et télévisuelle, qui véhiculent les idées de mise en réseau et d’universalité, et auxquelles on confère les capacités de dépasser les frontières nationales pour faire communier les cultures. Le manager d’Elvis et la RCA, aux commandes de la commercialisation du show, ont bien compris comment faire fructifier les potentialités en termes d’imaginaire que possèdent ces techniques. Ils feront du concert une légende… et un succès financier.
Télécommunications spatiales, libéralisme et universalité : quels enjeux idéologiques ?
Après avoir montré les stratégies employées pour construire le récit d’un concert « worldwide, live and via satellite », il convient encore de mettre en évidence les implications idéologiques et politiques qui lui sont sous-jacentes ainsi que de les inscrire dans le contexte des années 1970.
Tout d’abord, Aloha from Hawaii via Satellite est donné en pleine période de guerre froide, une guerre, comme on le sait, tout autant militaire que politique et culturelle. Or, la performance de 1973 d’Elvis Presley met en scène une adhésion mondiale aux valeurs étasuniennes que l’artiste incarne. Une adhésion de la planète entière suppose donc celle des pays du Sud, bien que l’immense majorité des territoires anciennement colonisés n’aient pas eu accès à l’émission télévisée, tout comme celle des pays communistes. A cet égard, rappelons la présence des alphabets cyrillique ou chinois dans le générique télévisé.
Les années 1970 sont également marquées par d’importants débats internationaux sur la globalisation des flux des communications, au sein desquels les télécommunications spatiales occupent une place prépondérante. Dans ces discussions, qui ont notamment lieu au sein d’organes onusiens, les Etats-Unis sont les fervents défenseurs d’un libéralisme absolu. Puissance industrielle, économique et médiatique, le pays serait en effet la première bénéficiaire d’une telle proposition que ses promoteurs défendent au nom de valeurs comme l’universalisme ou le progrès de l’humanité. Mais une contestation non négligeable existe. Elle provient non seulement du bloc soviétique, mais aussi de nombreuses nations du Sud. Celles-ci critiquent l’inégalité des flux mondiaux de la communication, qui circulent à leur détriment en les « inondant » de contenus occidentaux. Leurs réclamations pour plus d’équité et de réglementations dans ce domaine seront consignées dans le « Rapport McBride », publié en 1977 par l’Unesco.
Dans cette perspective, Aloha from Hawaii via Satellite et les représentations qui lui sont liées peuvent être lus comme la traduction emblématique d’une vision libérale de l’ordre mondial des communications.
Références principales
Pour plus d’informations sur le concert et ses « vraies » modalités de diffusion, voir le travail poussé que Michael Werner et Bianca Weber, deux fans d’Elvis Presley, ont effectué (les informations ont été recoupées).
Cabedoche Bertrand, « Le rapport McBride, conférence du consensus avant l’heure », Les Enjeux de l’information et de la communication (12/1), 2011, pp. 69?82.
Geppert, Alexander C. T., éd. Imagining outer space: European astroculture in the twentieth century. Houndmills: Palgrave Macmillan, 2012.
Kilgore, De Witt Douglas. Astrofuturism: Science, Race, and Visions of Utopia in Space. University of Pennsylvania Press, 2003.
Parks, Lisa. Cultures in Orbit: Satellites and the Televisual. Durham: Duke University Press Books, 2005.
Uricchio, William. « Television’s first seventy-five years: the interpretive flexibility of a medium in transition ». In The Oxford Handbook of Film and Media Studies, par Robert Kolker, 286?305. Oxford?; New York: Oxford University Press, 2008.