Vu en classe: les étudiant·e·s écrivent l’histoire de la télévision (V)

 

Les textes proposés dans la série « Vu en classe » sont issus de différents enseignements donnés par François Vallotton et Anne-Katrin Weber. Pour ce qui concerne l’article que nous vous présentons ci-dessous, il s’agit du cours-séminaire « Les mutations du télévisuel en Suisse dans le long XXe siècle: acteurs, dispositifs et imaginaires sociaux ».

 

Quand l’ancien média promeut le nouveau: Radio Genève et son « Magazine de télévision » (1953-1962)

Si, à ses débuts, la télévision en Suisse est parfois vivement attaquée par certains acteurs du monde radiophonique, elle va bénéficier d’un soutien inattendu, celui de Radio-Genève à travers son émission le « Magazine de télévision ». Diffusé dès 1953, ce programme affiche clairement son ambition : promouvoir la télévision. Cette émission offre ainsi un angle original pour observer les premiers pas du nouveau média.

Par Carmen Crozier et Natacha Monnet, décembre 2020.

 

28 janvier 1954, Palais Eynard : l’équipe de la Télévision Genevoise, Archives personnelles de Jean-Jacques Lagrange.

 

Durant la phase expérimentale de son développement en Suisse (1949-1958), la télévision entretient des rapports complexes avec sa grande sœur, la radio. C’est notamment autour de la question du financement de la télévision que les débats prennent place. Quels organes doivent entreprendre son développement et, par conséquent, qui doit en assumer les frais ? La Confédération prévoit en juin 1951 un projet de centre provisoire à Zurich, dont elle prendra en charge la majorité des coûts alors qu’un quart sera financé par la SSR (Société suisse de radiodiffusion). Les oppositions vis-à-vis d’un service public de télévision ou encore quant à l’implication de la SSR dans son développement sont nombreuses, particulièrement en Suisse alémanique où apparaît le slogan : « Pas un franc-radio pour la télévision ». Dans ce contexte tendu, et alors que la télévision nationale démarre tout juste officiellement en Suisse alémanique, débute à Genève une émission radio pour le moins atypique, voire unique en son genre : le « Magazine de télévision ». Ce programme est réalisé par René Schenker, directeur adjoint de Radio-Genève et futur directeur de la Télévision Suisse Romande.

L’émission a pour dessein de promouvoir la télévision, cette même télévision dont le développement semblait alors si menaçant pour la radio. Selon les mots de René Schenker dans le magazine illustré Radio TV—Je vois tout du 21 février 1957, les intentions du « Magazine de télévision » sont de « présenter les divers aspects de la TV en Europe, parfois outre-Atlantique, mais tout particulièrement en Suisse romande ». Il précise que leur désir est « de faire connaître la “sœur cadette de la radio”, de la présenter aux téléspectateurs en puissance, d’énumérer ses soucis, ses difficultés, mais également d’annoncer ses succès, ses exigences et de faire participer les auditeurs de la radio à sa lente, mais constante progression ».

Par son existence même, le « Magazine de télévision » est révélateur d’un contexte particulier, celui de l’intérêt pour la télévision dans le milieu de la radio romande. Les débuts de la télévision en Suisse romande ont lieu à Genève en 1949 avec la première démonstration organisée au Salève par René Dovaz, directeur de Radio-Genève, en collaboration avec la Télévision Française. Une seconde étape est franchie ensuite par Radio-Lausanne qui réalise en 1951 huitante émissions en direct, notamment grâce au financement de la municipalité de Lausanne. En 1952, après avoir suivi un cours de formation en réalisation TV à la BBC, le directeur adjoint de Radio-Genève, René Schenker, avec l’appui de René Dovaz, décide de mettre en place un petit centre de télévision avec des collaborateurs et collaboratrices de Radio-Genève. Bien que ces expériences télévisuelles soient réalisées dans des conditions très précaires, l’équipe de Radio-Genève réussit à enthousiasmer des politiques, dont Albert Dussoix, conseiller administratif de Genève, qui va fournir une grande partie des fonds financiers nécessaires au développement du projet.

 

28 janvier 1954, Palais Eynard : la première émission TV regardée par (de dr. à g.) Marcel Bezençon, Albert Dussoix, M. Roten, président Conseil Administration SSR, Marius Noul, conseiller administratif Genève, Archives personnelles de Jean-Jacques Lagrange.

 

En octobre 1953, une concession provisoire est accordée pour la mise en place de la Télévision Genevoise et son lancement officiel a lieu le 28 janvier 1954 en présence d’invité·e·s réunis dans la salle du Palais Eynard à Genève.

Dans son article « Histoire de la Télévision Genevoise » publié sur le site notreHistoire.ch, Jean-Jacques Lagrange rapporte une partie du discours prononcé lors de la cérémonie d’inauguration par Albert Dussoix, à ce moment maire de Genève :

« Loin de nous la pensée d’avoir voulu faire concurrence au poste émetteur officiel de Zurich. Mais Genève, que nous avons promis de servir de toutes nos forces et qui a droit à notre premier élan, ne pouvait demeurer à l’écart de cette tentative nouvelle d’information rapide et de diffusion des idées. […]. Nous espérons de tout notre cœur que la Télévision Genevoise contribuera au développement de la Télévision Suisse. »

Cette déclaration montre la clairvoyance du maire et de l’équipe de la Télévision Genevoise qui ont rapidement compris toute l’importance de ce nouveau média et les possibilités qu’il offre. Aussi, les espérances seront comblées puisque le 1er novembre 1954, la Société Suisse de Radiodiffusion intègre au service national de télévision le centre de Genève qui devient la Télévision Suisse Romande.

C’est dans ce contexte particulier d’accueil relativement favorable fait à la télévision en Romandie que se comprend l’existence du magazine. Le « Magazine de télévision » produit des émissions d’une durée de vingt à trente minutes jusqu’en 1962, à des fréquences et plages de diffusion qui varient au fil des ans. Durant ses années les plus prolifiques (1955-1958), l’émission occupe la plage du vendredi soir à 22h. Dans le but de répondre au mieux aux intentions annoncées par le magazine, les formats et contenus des émissions sont relativement hétérogènes. La volonté du « Magazine de télévision » n’est pas seulement de présenter et d’établir des comptes rendus des émissions proposées, mais aussi de décrire le nouveau média sous tous ces angles. Dans cette optique, une large place est notamment accordée au domaine technique, ceci incluant aussi bien la démonstration du processus de montage d’une émission que la présentation des différents métiers en lien avec la télévision : réalisateurs, producteurs, scripts, cameramen, éclairagistes, cutters, maquilleuses, etc. Point intéressant, la parole est donnée autant aux dirigeants et collaborateurs/trices qu’aux téléspectateurs/trices et auditeurs/trices lors de débats organisés au sein du studio ou lors d’interviews réalisées à l’extérieur. Le public dispose également d’un accès direct aux cérémonies officielles et débats institutionnels grâce à la diffusion d’extraits de ceux-ci. Il a encore la possibilité d’envoyer à Radio-Genève ses diverses questions, lesquelles sont traitées durant l’émission. Enfin, si le magazine se concentre essentiellement sur la télévision en Suisse romande, plusieurs émissions sont dédiées à ce qui se passe ailleurs en Suisse et même à l’étranger. Le format pour aborder ces questions est à nouveau multiple : il s’agit de débats et d’interviews réalisés dans ou hors studio. Parallèlement, le « Magazine de télévision » dispose de correspondant·e·s à Paris, Bruxelles, Luxembourg, Turin, Hambourg et Londres dans le but de faire connaître aux auditeurs et auditrices les avancées réalisées à l’étranger en matière de télévision.

 

Le générique qui ouvrait et fermait le programme en 30′ secondes. Dessiné par Jean-Jacques Lagrange, il était accompagné d’une musique composée par Louis Rey

 

À titre d’exemple, le « Magazine de télévision » s’avère précieux pour saisir de quelle manière la télévision a été accueillie à Genève. Une émission datée du 19 février 1954, soit moins d’un mois après le lancement de la Télévision Genevoise, livre un échantillon des premières impressions des téléspectatrices et téléspectateurs groupés dans un café après la diffusion d’un programme. Le visionnage en groupe est à ce moment l’un des principaux moyens d’accès à la télévision compte tenu du fait que seules quelques personnes possèdent leur propre poste. De par cette pratique, certains cafés ont joué un rôle prépondérant dans la propagande en faveur de la télévision. Les échanges mis en avant dans le « Magazine de télévision » révèlent notamment les appréhensions au sujet des compétences techniques nécessaires pour faire fonctionner un poste de télévision, mais aussil’accueil globalement favorable accordé au nouveau média. La demande de bénéficier de plus de programmes de télévision est également exprimée dans cette émission de février 1954. Ce souhait se voit exaucé dès mars de la même année, avec un passage à des programmes réguliers cinq fois par semaine (au lieu de trois auparavant). Enfin, la remarque d’un autre client du café est intéressante dans la mesure où elle renseigne sur le type de programmation que souhaitent voir les téléspectatrices et téléspectateurs. Il déclare : « il y a toujours l’impression que c’est du cinéma, que ce n’est pas de l’inédit, du direct ». Aussi, en se fiant à ces extraits, il semble qu’une partie du public a su saisir rapidement l’étendue des possibilités du nouveau média et être en accord avec la définition du cinéaste et réalisateur français Marcel L’Herbier, lequel décrit la télévision comme « un art de l’instant ». L’enthousiasme général qui se dégage de ces interventions ne saurait toutefois être considéré comme une donnée objective. En effet, compte tenu de la démarche promotionnelle revendiquée par le magazine en faveur de la télévision, ses promoteurs avaient tout intérêt à ne diffuser que des témoignages positifs. Dans ce cas, le peu de critiques émises à l’égard de la télévision ne peut être représentatif de l’accueil général dont a bénéficié la Télévision Genevoise.

 

28 janvier 1954, Palais Eynard : Le maire de Genève, Albert Dussoix, pendant son discours d’inauguration, Archives personnelles de Jean-Jacques Lagrange.

 

L’étude chronologique des émissions et de leur contenu révèle une mutation extrêmement rapide des mentalités face au nouveau média. Ainsi, les débats sur l’existence même de la télévision en Suisse font rapidement place à la question de son financement et de ses spécificités à l’échelle européenne au vu de la réalité indéniable de son succès. Mise en parallèle avec d’autres documents, cette émission constitue une précieuse ressource pour appréhender des débuts de la télévision en Suisse. Elle s’avère par ailleurs utile pour mettre en évidence la manière différenciée dont a été accueillie la télévision selon les régions ainsi que l’existence d’opposants et de partisans de la télévision, ces derniers étant pour certains de véritables pionniers à l’instar de Radio-Genève.

L’année 1962 marque l’arrêt de l’émission. La fin du « Magazine de télévision » s’explique notamment par l’institutionnalisation de la télévision en janvier 1958, ainsi que par l’explosion de la vente des postes de télévision. Dans ce contexte, l’intention première du « Magazine de télévision », soit faire connaître le nouveau média et participer à sa progression, ne fait plus autant sens qu’auparavant et n’est plus pleinement en phase avec les évolutions de son temps. À partir du 11 février 1963, le « Magazine de télévision » est remplacé par « Cartes sur table », émission commune entre la radio et la télévision réalisée en direct par la Télévision romande et diffusée le soir même sur la Radio romande. La collaboration entre les médias se poursuit, mais sous une forme renouvelée.

 

Références

Ehnimb-Bertini Sonia, « Les années de l’expansion : la SSR relève les défis du progrès, 1950-1958 », in Drack Marcus T., La radio et la télévision en Suisse : Histoire de la Société suisse de radiodiffusion SSR jusqu’en 1958, Baden : hier + jetzt, 2000, vol. 1, p. 153-194.

Vallotton François, « La Société suisse de radiodiffusion et télévision : coproduction et échange de programmes télévisés (1950-1970) », in Lévy Marie-Françoise, Sicard Marie-Noële (dirs.), Les lucarnes de l’Europe : Télévisions, cultures, identités, 1945-2005, Paris : Publications de la Sorbonne, 2008, p. 71-85.

Lagrange Jean-Jacques, « Mon histoire de la Radio Suisse Romande », notreHistoire.ch, 1 août 2012.

Lagrange Jean-Jacques, « Histoire de la Télévision Genevoise », notreHistoire.ch, 1 juin 2012.