Les réalisateurs face à la TSR dans les années 1970

Le projet d’émission Périscope (1976 – 1977)

 

Au tournant des années 1970, les réalisateurs de la Télévision Suisse Romande (TSR) font face à une modernisation des normes de production et à de nouvelles logiques de management. Ces professionnels proposent néanmoins de nouvelles méthodes et organisations du travail, plus propices aux formes d’expression qu’ils défendent.

Retour sur le projet d’émission Périscope présenté en 1976 à la TSR par dix de ses réalisateurs.

Par Roxane Gray, septembre 2018.

 

« 6 octobre 1971 : Grève d’un jour à la TSR », Histoire de la TSR. ch.

 

Cet article s’inspire d’une réflexion amorcée dans le cadre de l’école d’été Métis 2018 « Culture de masse : nouvelles approches, nouveaux enjeux (XIX-XXIe siècles) » qui s’est déroulée à Versailles du 3 au 7 septembre 2018. Parmi les diverses industries culturelles abordées, ma réflexion a porté sur la Télévision Suisse Romande (TSR) et ses relations avec une catégorie spécifique de ses professionnels – les réalisateurs – durant les années 1970. Le début de cette décennie est en effet marqué par une forte expansion des effectifs et par l’essor d’une forme de bureaucratisation de la TSR et de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR). Mon questionnement a été le suivant : comment les réalisateurs de télévision ont réagi face au développement de nouveaux modes de production contraires à la conception de leur métier ?

 

Production industrialisée et professions créatives : l’histoire d’une tension irréductible ?

Sans surprise, les relations entre la TSR et ses réalisateurs virent, au tournant des années 1970, à l’affrontement. Les réalisateurs de télévision évoluent au sein d’un ensemble de contraintes données, caractéristiques d’une entreprise industrialisée : une maîtrise de l’appareil administratif sur l’outil de production, une planification rigoureuse et une grille de programmes rigide. Les mutations de l’organisation et de la gestion des télévisions publiques vers un mode bureaucratique voient, de plus, s’exacerber les tensions entre la production et l’administration, symbolisées par le jour de grève du 6 octobre 1971.

Constater cet état de crise ne constitue néanmoins qu’une première étape dans la compréhension de ce tournant. Un regard sur quelques-unes des pratiques professionnelles de ces réalisateurs révèle en effet des ouvertures et marges de négociation possibles au sein même de l’institution : ceux-ci recherchent et proposent de nouvelles méthodes et organisations du travail, plus propices aux contenus médiatiques et aux formes d’expression qu’ils défendent.

Les stratégies de négociations adoptées, les lieux considérés comme propices à ces échanges mais également les partenaires de discussion choisis par ces réalisateurs de télévision présentent, durant cette décennie 1970, une grande diversité. Les réalisateurs de télévision alertent, dès 1969, la TSR de leur perte d’autonomie et de liberté par la rédaction de divers rapports syndicaux concernant l’appauvrissement général de la créativité à la télévision. Dans le rapport Les temps difficiles qu’il remet à la direction de la TSR en février 1971, le réalisateur Jean-Claude Diserens décrit un sentiment d’étouffement de la production par l’administration et met en évidence de multiples malaises relatifs aux conditions de travail. Les réalisateurs lancent en octobre 1971 une journée de grève qui sera suivie par d’autres professions de la TSR puis s’allient, à une échelle internationale, avec leurs confrères français et belges lors des rencontres d’Aix-en-Provence entre 1973 et 1977.

 

« Quatre réalisateurs parlent de l’avenir », Le Figaro, 18 septembre 1974. Photographie de Louis Heckly lors des Rencontres d’Aix-en-Provence.

 

La recherche d’espaces de créativité par ces réalisateurs prend, en outre, des formes très différentes : celle-ci peut s’apparenter à des tentatives de variations des normes de production au sein de l’institution, s’assimiler à des projets d’émissions télévisées ou passer par des négociations de coproductions entre cinéma et télévision. Les différentes stratégies adoptées soulignent, en filigrane, l’hétérogénéité du groupe professionnel, des objectifs poursuivis par ses membres et des espaces qu’ils investissent.

Ce texte n’a pas vocation à dresser un panorama des diverses stratégies adoptées par ces professionnels mais tentera plutôt de questionner le tournant que prennent les relations entre l’institution télévisuelle et ses réalisateurs. L’étude du projet d’émission Périscope proposé en 1976 par un groupe de dix réalisateurs de la Télévision Suisse Romande (TSR), objet de mon intervention lors de cette école d’été, me permettra d’esquisser quelques-unes de ces réflexions.

 

Petits secrets d’une profession : Périscope ou l’échec d’un projet d’émission

Ce projet de magazine télévisé constitue, pour ces réalisateurs, une opportunité de redonner place au processus de création au sein de la production télévisuelle. Ce projet restera cependant lettre morte et se verra refusé en 1977 par la grille de programmes à cause des moyens qu’il requiert :

« Une émission aussi séduisante soit-elle, ne peut, en une heure par mois, prendre les moyens de cinq autres qu’il faudrait remplacer par des films, des feuilletons ou des achats, atteinte sérieuse portée à la créativité générale ». 

(Alexandre Burger, directeur des programmes TV, courrier interne « Projet Périscope » aux réalisateurs de projet, 23 décembre 1976).

Au départ support de réflexion sur le thème de la culture de masse, l’étude de cet échec d’émission s’inscrit également dans la perspective d’une histoire élargie de la télévision. Ce magazine n’a pas trouvé sa place dans le fonctionnement régulier de la télévision et s’est effacé de la mémoire collective. Enfoui dans les archives de la Radio Télévision Suisse (RTS), ce projet dévoile cependant une expérimentation esthétique et l’imaginaire médiatique d’une profession. Retracer l’histoire de l’échec de cette émission participe en fait d’une meilleure compréhension du fonctionnement de la TSR à un moment donné de son histoire.

L’argumentation des réalisateurs face à la TSR est apparente dans le projet du magazine, dans la correspondance échangée entre les réalisateurs puis dans leurs échanges avec la grille de programmes. Ces archives mettent en évidence les attentes des professionnels liées aux potentialités de la télévision ainsi que les stratégies de négociations mises en place par ces réalisateurs. La confrontation des archives institutionnelles avec certaines archives personnelles mais aussi avec l’histoire orale se révèle, par ailleurs, fructueuse dans notre appréhension des relations entre les professionnels de télévision et leur institution.

 

Une communauté d’intérêts : « Montrer l’originalité de notre géniale imagination » (synthèse d’une réunion du groupe, 11 février 1976)

La création de l’émission Périscope provient d’une initiative lancée par dix réalisateurs : Peter Ammann, Gilbert Bovay, Yvan Butler, Claude Champion, Jean-Jacques Lagrange, Christian Mottier, Bernard Romy, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Raymond Vouillamoz. Ceux-ci partagent une certaine conception de leur travail pour la télévision et des attentes similaires à l’égard de la TSR. Ces hommes cinéastes et/ou réalisateurs des magazines phares de la TSR, ont poursuivi, tout au long de leurs carrières, et bien souvent avec l’aide de la télévision, leurs ambitions créatrices, et revendiquent leur statut d’artiste au sein de l’institution télévisuelle. Cette stratégie de groupement s’assimile en fait à une tentative de préservation, par une communauté fermée de réalisateurs, d’une place privilégiée au sein de la TSR.

Ce projet conforte, de plus, ces professionnels dans leurs aspirations communes et exalte ce qui constitue pour eux les qualités premières de leur métier : l’imagination, la sensibilité et la primauté du langage visuel. Ce magazine d’une heure se présente comme « un mensuel de fantaisies sérieuses et décrispées » (projet de l’émission, 12 mars 1976) et souhaite aborder des thèmes très diversifiés (actualité internationale, actualités socio-politiques régionales, vie quotidienne). Cependant, les trois rubriques de l’émission « Donner à voir et laisser dire », « Sur nos monts » et « Laisser le disque, c’est un slow » ne répondent pas à cette répartition thématique mais trouvent leur cohérence interne dans une approche spécifique basée sur la recherche d’une écriture télévisuelle ou sur la mise en valeur de la subjectivité du réalisateur.

Gilbert Bovay décrit plus précisément sa vision de l’émission, partagée par les autres réalisateurs :

« Il me paraît souhaitable que nous insistions dans la formulation de la proposition d’une émission nouvelle sur la création d’un ton nouveau, d’approches originales, personnelles des problèmes de notre temps, sur l’écriture, l’humeur, l’humour, la dérision, la poésie, l’irrespect. Pourquoi pas un journal inattendu dont la succession des sujets ne correspondrait pas à la succession habituelle des rubriques ? Un champ libre kaléidoscopique » (lettre de G. Bovay à J-J. Lagrange, non datée).

Faire de ce magazine « un spectacle visuel et sonore total » (projet de l’émission) : le concept d’émission se révèle plutôt vague et très formel. La démonstration du potentiel créatif du groupe passe en fait surtout par l’étalage de l’abondance de ses idées, rassemblées en annexe du projet d’émission.

 

La liste des titres d’émissions proposés par ces réalisateurs souligne la primauté accordée au ton nouveau et original de l’émission. Fonds Jean-Jacques Lagrange, Archives de la RTS, Genève.

 

Ce concept d’émission permet aux réalisateurs d’exercer à plein leur créativité dans le cadre de l’institution télévisuelle. Or, si ce magazine souhaite s’écarter d’un format traditionnel, sa présentation officielle souligne la difficile conciliation entre la volonté d’inventer une nouvelle forme de langage télévisuel et la nécessité d’utiliser des termes standards (sujets, rubriques, séquences, génériques) pour le décrire dans un cadre institutionnel.

 

Des réalisateurs-producteurs : « Si le projet réussit, nous sommes condamnés à la réussite » (synthèse d’une réunion du groupe, 11 février 1976)

La viabilité de la production de ce magazine est jugée tout aussi importante par ses créateurs que la démarche esthétique qui le sous-tend. Le projet d’émission répond en effet à un second objectif : la modification, sur le long terme, des normes de production de la TSR. Les réalisateurs cherchent à dépasser les « belles idées théoriques » (lettre de G. Bovay à J-J. Lagrange) et proposent des solutions concrètes garantissant la souplesse désirée à l’intérieur du schéma de planification : une description des moyens demandés, la désignation des responsables de l’émission ainsi que les modalités d’insertion de l’émission dans la programmation de la TSR.

La diversité des thèmes abordés par l’émission demande en effet une répartition collective du travail de réalisation. Sensibles au renouvellement de la créativité, les réalisateurs recherchent donc une formule de production adéquate pour assurer la programmation du magazine sur le long terme et envisagent de s’investir deux ans dans cette émission avant de laisser la place à d’autres idées.

Inconcevable lors du processus de création, la recherche d’une pérennité de l’émission dans l’organisation de sa production se traduit ici par une ouverture du groupe initial à d’autres professions (les journalistes) mais également à d’autres statuts. En intégrant les réalisateurs au cachet – réalisateurs indépendants travaillant occasionnellement pour la TSR – le groupe tend à dépasser un clivage fort au sein de leur groupe professionnel.

 

La réflexion des réalisateurs sur Périscope s’inscrit également dans une stratégie plus globale d’insertion de ce magazine dans un ensemble d’émissions présentant un potentiel stratégique pour la profession. Il s’agit en effet, au niveau de la programmation, de faire accepter ce nouveau magazine sans pour autant remplacer les autres émissions considérées comme favorables à l’expression des réalisateurs, à l’instar de Destins, Plateau libre, A vous ou encore Case ouverte.

Prises une par une, ces émissions bénéficient d’une programmation irrégulière et sont souvent mises en cause par la direction qui affirme que les idées de sujets manquent. Afin de renforcer la place de ces magazines dans la grille de programmes, le groupe de réalisateurs émet l’idée de coupler les moyens de production et les heures de programmation de Périscope avec le magazine A vous. Plus que la défense d’une émission à part entière, les réalisateurs travaillent à conserver une case de programmation stratégique pour leur profession et qu’ils estiment en danger.

 

Première partie de l’émission « Au coeur du racisme », réflexion sociologique réalisée par Yvan Dalain en 1984. Ce sujet est paru dans l’émission Case ouverte, carte blanche attribuée aux réalisateurs de la TSR et diffusée du 6 décembre 1976 au 8 février 1987:

 

 

Institution et individus :« Répondre aux besoins que nous ressentons » 

(Jean-Jacques Lagrange, « Interrogations pour un projet de nouvelle émission », 28 décembre 1975)

Les réalisateurs se montrent donc fins stratèges et très créatifs lorsqu’il s’agit de créer les conditions favorables pour assurer la pérennité de leur émission et d’inscrire ces nouveaux usages dans le fonctionnement régulier de l’institution télévisuelle.

Dans cette perspective, l’analyse détaillée des stratégies d’argumentation des réalisateurs souligne, en filigrane, la connaissance pointue voire l’appropriation des mécanismes administratifs et institutionnels par ces professionnels. Il s’agit de contester les choix de l’institution télévisuelle tout en préservant le terrain de discussion nécessaire à l’acceptation du projet d’émission. Le groupe anticipe alors les critiques des instances et les concessions qu’il serait prêt à faire dans ce processus de négociation.

Les réalisateurs tentent également de détourner le processus officiel d’acceptation des émissions en se rapprochant des personnalités stratégiques qu’ils estiment en accord avec leurs objectifs au sein de l’institution. Cette démarche est particulièrement visible lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’insertion de l’émission dans l’organisation de la TSR.

L’ambition d’affirmer le caractère de création de Périscope et de ne l’assimiler à aucun genre particulier constitue en effet un obstacle à l’intégration du magazine dans l’activité régulière d’un département. Les réalisateurs cherchent à contourner cette problématique en essayant d’influer sur les décisions stratégiques concernant l’organisation de la production. Le groupe exploite alors une information partagée lors d’une réunion des réalisateurs selon laquelle Guillaume Chenevière, directeur des programmes culturels fraîchement nommé, souhaiterait décloisonner les départements. Ces professionnels jouent donc autant sur leur connaissance des mécanismes officiels d’une entreprise en voie d’industrialisation que sur le caractère encore artisanal et informel d’une structure qui demeure à dimension humaine.

 

L’étude de ce projet d’émission amène donc à penser autrement la tension verticale entre l’expression des subjectivités des professionnels de télévision et le poids de l’organisation du travail. Les réalisateurs de télévision utilisent à des fins stratégiques leur connaissance des rouages institutionnels afin d’identifier et d’exploiter tout espace de négociation. Les mécanismes de défense de ces réalisateurs s’affirment également d’une manière horizontale puisque ceux-ci sont amenés à former des communautés d’intérêts dont les limites vont au-delà et en-deçà des frontières purement professionnelles.

 

Références

Document projet de l’émission, 21 pages, Fonds Jean-Jacques Lagrange, Archives de la RTS, Genève.

Correspondance entre les réalisateurs et avec la grille de programmes, Archives personnelles de Jean-Jacques Lagrange.

Entretien avec Jean-Jacques Lagrange, 8 mars 2018, Genève.

 

Beaud Paul, Flichy Patrice, Sauvage Monique, UNESCO, « La télévision comme industrie culturelle », Réseaux, La radio-télévision (Fonction de programmation), volume 2, n°9, 1984, p. 3-21.

Creton Laurent, Dehée Yannick, Layerle Sébastien, Moine Caroline (dir.), Les producteurs. Enjeux créatifs, enjeux financiers, Nouveau monde éditions, 2011, 392 p.

Brigaud-Robert Nicolas, Les producteurs de télévision. Socio-économie d’une profession, Presses universitaires de Vincennes, 2011, 354 p.

Berger René,  « Télévision(s) et créativité », Communications, n°21, 1974, p. 45 – 54.

Mäusli Theo et Steigmeier Andreas (éds), Radio und Fernsehen in der Schweiz: Geschichte der Schweizerischen Radio- und Fernsehgesellschaft SRG 1958-1983, Baden, hier jetzt, 2006, 424 p.