BLM II: Black Is Beautiful, 1973 et Jetzt reden wir Schwarzen, 2020

A la lumière des violences policières contre la population afro-américaine aux États-Unis, et du mouvement international Black Lives Matter qui mène une lutte acharnée pour combattre ces violences, nous publions ici des documents issus des archives télévisuelles. Ceux-ci éclairent l’histoire des luttes anti-racistes et anti-impérialistes américaines et leur représentation à la télévision en Suisse .

Après l’entretien réalisé dans l’émission La Voix au chapitre en 1975 avec Angela Davis, nous poursuivons la série avec la présentation d’une émission réalisée en 1973 par la TSR sous le titre Black is Beautiful. En plus d’être une redécouverte d’une production télévisuelle largement oubliée, cette émission fait directement écho aux vifs débats qui ont accompagné très récemment l’Arena sur la SRF – la version suisse allemande d’Infrarouge. En porte à faux avec les déclarations de bonnes intentions de la part de ses producteurs, cette émission a permis la diffusion d’un discours discriminatoire et niant les problèmes structurels de racisme quotidien que les personnes de couleur rencontrent toujours en Suisse. Ayant ainsi trahi son objectif de donner la voix aux personnes concernées par le racisme, la SRF a programmé une deuxième discussion censée corriger le discours porté par le premier débat télévisé.

Black is Beautiful, 17 mai 1973: « Des Noirs parlent des Noirs »

Radio TV je vois tout, 10 mai 1973

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Diffusée le jeudi 17 mai 1973 à l’heure du prime time, de 20h15 à 22h45, Black is Beautiful fait partie d’un nouveau format d’émissions promu sous le titre Grand Soir. Une première émission-test, dédiée à l’Irlande, a été diffusée en août 1972; Black is Beautiful est présentée comme la « véritable première édition de cette nouvelle émission ».

La spécificité de Grand Soir consiste à réunir des productions de genres divers – spectacle, variété, informations – autour d’une seule thématique. Celle-ci est ainsi explorée sous de nombreux angles pendant deux heures et demie. Chaque volet propose de mobiliser « plusieurs moyens de la télévision »: le reportage, le direct, le plateau… Le second volet de Grand Soir est diffusé le vendredi 2 novembre 1973 et est entièrement dédié au sujet de Folie, ma soeur; en avril 1975, la TSR se penche sur le sujet Vivre son corps, alors qu’en 1976, lors de la dernière mouture, une soirée est dédiée à la musique.

Le réalisateur de Black is Beautiful, Raymond Vouillamoz, revient sur les ambitions du concept quelque peu expérimental dans un article publié à l’occasion du second volet de Grand Soir, en novembre 1973. Il explique:

« Trop souvent, la télévision sert uniquement de véhicule aux moyens d’expression classiques tels le journalisme, le cinéma ou le théâtre. Or, nous pensons que la richesse technique et la souplesse horaire dont dispose la télévision lui permettent, tout en empruntant à des domaines connus, de rechercher un langage spécifique. Avec « Grand Soir », nous essayons d’explorer toutes ses possibilités. » (Radio TV – Je vois tout, 25 octobre 1973)

La première partie de Black is Beautiful mélange ainsi des débats en direct sur le plateau, des intermèdes de danse contemporaine, de musique folk et des performances de théâtre auxquels s’ajoutent des reportages enregistrés. Outre l’envie d’expérimentation qui caractérise l’émission et qui la rend précieuse d’un point de vue de l’histoire des programmes de la RTS, c’est sa thématique et sa mise en scène qui la rendent particulièrement pertinente dans le contexte actuel. Sur le plateau du journaliste Pierre-Pascal Rossi se réunissent des invité·e·s illustres: l’écrivain James Baldwin, le chanteur Richie Havens, Ernst Morgan, danseur et chorégraphe, Eleanor Hicks, consule des USA à Nice et première femme noire à avoir accédé à ce poste, Stanislas Spero Adotevi, philosophe, Albert Tevoedjre, sous-directeur général du Bureau international du travail, Jean-Pierre N’Diaye, sociologue, Maryam Maxim, comédienne. L’émission s’ouvre sur un gros plan de Maryam Maxim qui cite un texte de Stanislas Spero Adotevi tiré de son ouvrage Négritude et Négrologues :

Le nègre n’est pas une couleur, c’est une valeur. Le nègre qui n’a pas foi dans la réhabilitation de sa race n’est pas un homme. Black is Beautiful.

S’enchaînent ensuite des interventions en direct d’artistes et d’intellectuel·le·s présents sur le plateau ainsi qu’une série de reportages organisée autour des trois thématiques: servitude, choc de deux cultures et libération. Dans toutes ces réalisations, une large place est donnée aux personnes noires et à leurs expériences aux États-Unis et en Europe. Si certains éléments de l’émission nécessitent un regard critique – je pense en particulier à l’utilisation à des fins décoratives de l’art africain dans le studio qui rappelle l’héritage colonial des musées occidentaux – la réalisation de la TSR est remarquable dans sa manière de faire une place aux artistes, intellectuel·le·s et figures de la vie politique noir·e·s :

 

Arena, 12 juin 2020: « Jetzt reden wir Schwarzen »

A travers ses thématiques, Black is Beautiful aborde ainsi non seulement des sujets tels que le racisme ou les inégalités structurelles qui en découlent, mais honore également sa devise « des noirs parlent des noirs » en ouvrant le plateau à des femmes et hommes noir-e-s.

Le 12 juin 2020, suite au meurtre de George Floyd et au mouvement BLM qui prend de l’ampleur dans les villes suisses, l’émission Arena de la SRF emprunte ce même titre, « Jetzt reden wir Schwarzen », maintenant, nous les noirs parlons. Déjà en amont de l’émission, toutefois, de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux dénoncent la composition des invité·e·s qui ne respecte pas le slogan choisi, et dont la photographie de plateau rend compte au premier coup d’oeil:

Sur le devant de la scène discutent outre le présentateur Sandro Brotz (au milieu): Andrea Geissbühler, conseillère nationale UDC et policière; James Foley, représentant du parti des républicains américains et supporter de Trump; le comédien Kiko et la conseillère nationale PS Samira Marti. Placées sur les bancs du public (absent en raison du COVID-19) en arrière-fond figurent Angela Addo, membre de la JUSO et militante dans le mouvement Black Lives Matter et Gabriella Binkert, UDC. Manuel Obafemi Akanji, footballeur, intervient via un entretien enregistré. Ainsi, 3 des 4 interventant·e·s principaux sont blancs; la parole des personnes de couleur est littéralement reléguée à la marge. Au lieu de faire une place aux expériences des personnes noires en Suisse, on entend avant tout les voix privilégiées de personnes blanches niant tout problème de racisme ou d’inégalités structurelles. Ainsi, Andrea Geissbühler proclame qu’ « aucun membre de l’UDC n’est raciste ».  James Foley s’était déjà fait un nom en 2016 sur le site watson.ch lorsqu’il proclamait qu’Obama n’était pas américain puisque son certificat de naissance était falsifié.

A la suite de l’émission, 130 plaintes sont déposées auprès de l’Ombudsman de la SRF. Dans la presse et sur les réseaux sociaux, les critiques fusent quant aux nombreux problèmes soulevés par la conception même de l’émission. Face à ce désastre politique et institutionnel, Sandro Botz s’excuse publiquement de l’échec de son émission et organise une deuxième mouture le 19 juin 2020, avec cette fois exclusivement des invité·e·s de couleur.

L’émission Arena de juin 2020 représente ainsi un cas d’école à la fois des préjugés et discriminations racistes qui persistent en Suisse et de l’importance des résistances contre cette forme d’oppression. Le détour via les archives de la télévision suisse permet un éclairage historique de ces débats et nous fait découvrir une réflexion sur la représentation des questions raciales à la télévision qui, presque 50 ans après, n’a malheureusement en rien perdu de son actualité.

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Un grand merci à RTS Archives, et en particulier à Marielle Rezzonico, pour la mise à disposition du clip de Black is Beautiful.